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C'est par Marie-Hélène que nous avons été sauvées. Alors que nous n'avions plus de quoi payer le loyer, à la fin de l'été, et que j'envisageais de reprendre mon vieux métier de voleuse, l'Antillaise m'a demandé un jour, dans la cuisine: «Et pour vous, ça irait, de travailler à l'hôpital?» Elle a demandé ça avec indifférence, mais dans ses yeux, j'ai compris qu'elle avait tout deviné, et qu'elle avait pitié de nous.

C'était un bon travail de fille de salle. J'ai été engagée tout de suite. Comme j'étais noire, elle m'a présentée comme sa nièce, elle a dit que j'avais des papiers, j'étais guadeloupéenne. Les autres s'étonnaient que je ne comprenne pas le créole, et Marie-Hélène a tout expliqué: «Elle est née là-bas, mais sa mère est venue tout de suite en métropole, alors elle a tout oublié.» Je n'ai même pas eu à changer de prénom, Laïla c'est un nom de là-bas. Elle m'a inscrite sous son nom de famille: Mangin.

Je travaillais de sept à une heure à Boucicaut, j'avais un demi-salaire, mais ça payait le loyer et quelques dépenses. L'argent de Houriya pourrait durer encore un peu. De plus, je pouvais manger à la cantine. Marie-Hélène gardait une place à côté d'elle, et elle remplissait son plateau pour moi. Elle était très douce, j'aimais bien son regard un peu humide. Elle était capable aussi de colères redoutables. Un jour que Mlle Mayer reprochait je ne sais plus quoi à Houriya et menaçait de la mettre à la porte, Marie-Hélène a pris un couteau de boucher dans la cuisine, elle a marché droit sur la propriétaire: «Je ne vous conseille pas d'essayer de mettre qui que ce soit à la porte. Avec tout l'argent que vous nous faites payer, espèce de vieille bique vicieuse!»

C'étaient les fêtes que j'aimais bien, surtout. De temps en temps, pour un anniversaire, ou pour une autre occasion, les Noirs fermaient tous les rideaux, et l'appartement était plongé dans la pénombre. Les Africains jouaient du tambour, de grands tambours de bois couverts de peau, très doucement, du bout des doigts, et à la lumière des bougies, les garçons dansaient. Nono, le boxeur camerounais, dansait presque nu et quelquefois tout nu, au milieu du couloir, on entendait les rires dans les chambres, Marie-Hélène dont la voix éclatait, dans sa langue-violon. José, le copain de Marie-Hélène, avait sorti son saxo et jouait un air de jazz, un slow, avec de temps à autre une exclamation qui grinçait. Mlle Mayer se barricadait dans sa chambre ces jours-là, elle n'osait pas en sortir tant que la fête durait. Houriya ne sortait pas non plus, mais elle écoutait la musique. Et moi je passais mon temps à entrer et à sortir, je respirais l'odeur de la fumée, de la cuisine, je me faufilais au milieu des gens qui dansaient, j'aidais Marie-Hélène à ramasser les verres. J'apportais à Houriya des platées de nourriture, du riz-coco, des ragoûts de poisson, du plantain frit. Je dansais aussi, avec les Africains, ou avec un grand Noir antillais aux yeux verts, un certain Denys. Et comme il me serrait un peu trop, Marie-Hélène l'avait repoussé d'une bourrade: «Fais attention, cette fille-là est honnête, c'est ma nièce!» Quand la fête était finie, j'aidais Marie-Hélène à faire le ménage. Elle avait du mal à se baisser pour ramasser les assiettes en papier, les Kleenex. Elle a ricané: «Eh bien, je ne serai pas la seule.» Comme je la regardais sans comprendre: «Oui, la seule à avoir un bébé, quoi, tu ne t'en doutais pas?» Elle m'a considérée avec commisération. «Vraiment, tu es naïve, tu ne sais rien de la vie. Qu'est-ce qu'elle t'a appris, ta mère?» J'ai compris qu'elle parlait de Houriya. «Elle n'est pas ma mère, tu sais.» Marie-Hélène s'est mise à rire. «Oui, enfin, qui que ce soit, elle aura son gosse avant moi.»

C'était la première fois qu'on en parlait. Je sentais bien que j'aurais dû lui dire des choses, me confier, mais je ne savais pas faire ça. Je ne savais qu'inventer des histoires, parce que depuis que j'avais perdu ma maîtresse, c'est tout ce que j'avais pu faire. Une fois, j'ai commencé: «Je ne t'ai pas dit que je n'ai pas de parents?» Marie-Hélène m'a interrompue brusquement: «Écoute, Laïla, pas maintenant. Un jour, on se parlera. Mais pas maintenant. Je n'ai pas envie d'entendre ça, et toi tu n'as pas envie d'en parler.» Elle avait raison. Peut-être qu'elle avait compris que je ne dirais pas la vérité.

J'ai continué d'explorer Paris, tout l'été. Il faisait un temps magnifique, un ciel bleu sans un nuage, les arbres étaient encore très verts, brillants. Les orages d'août avaient grossi la Seine. L'après -midi, en sortant de l'hôpital, je marchais le long de la rivière, j'allais jusqu'aux ponts qui joignent les deux rives devant la grande église. Je n'étais pas encore rassasiée de marcher dans les rues, les avenues. Maintenant, j'allais plus loin. Je prenais quelquefois le métro, le plus souvent l'autobus. Je n'arrivais pas à m'habituer au métro. Marie-Hélène se moquait de moi, elle me disait: «Tu es bête, c'est bien, au contraire, en été il fait frais, en hiver il fait chaud. Tu n'as qu'à t'asseoir dans un coin avec un bouquin, personne ne fait attention à toi.» Mais ce n'était pas à cause des gens. C'était d'être sous terre qui me donnait le vertige. Je guettais la lumière du jour, j'avais un poids sur la poitrine. Je ne supportais que la ligne aérienne, près de la gare d'Austerlitz, ou du côté de Cambronne. Je prenais le bus au hasard, j'allais jusqu'au terminus. Je ne lisais pas les noms des rues. Je cherchais à voir le plus possible, les gens, les choses, les immeubles, les magasins, les squares.

Et puis je marchais dans tous ces quartiers: Bastille, Faidherbe-Chaligny, la Chaussée-d 'Antin, l'Opéra, la Madeleine, Sébastopol, la Contrescarpe, Denfert-Rochereau, Saint-Jacques, Saint-Antoine, Saint-Paul. Il y avait des quartiers bourgeois, élégants, qui dormaient à trois heures de l'après-midi, des quartiers populaires, des quartiers bruyants, de longs murs de brique rouge pareils à l'enceinte d'une prison, des escaliers, des rampes, des esplanades vides, des jardins poussiéreux pleins de gens bizarres, des squares à l'heure du goûter des enfants, des ponts de chemin de fer, des hôtels louches peuplés de filles en cuir noir, des magasins luxueux qui étalaient des montres, des bijoux, des sacs à main, des parfums. J'étais arrivée avec des sandales de cuir. À l'automne, elles tombaient en morceaux. Dans un magasin du côté de la porte d'Italie, j'ai acheté des tennis blancs en plastique, très laids, mais avec lesquels je pouvais faire des kilomètres.

Je marchais sans parler à personne. De temps en temps, des gens me regardaient, faisaient mine de m'aborder. Depuis ce qui s'était passé dans les toilettes du Regency, je ne regardais plus les gens dans les yeux. Je marchais l'air absent, comme si je savais où j'allais. Pour le cas où quelqu'un m'aurait suivie, j'entrais dans des immeubles, j'attendais dans l'obscurité, au fond d'un passage, je comptais jusqu'à cent, et je repartais.

Il y avait des endroits étranges, du côté des gares surtout. La rue Jean-Bouton, le quai de la Gare. Des jeunes garçons vêtus de blousons trop larges, des filles maigres, en jeans, en spencers. Leurs cheveux lavés au chlore, leur visage aigu, avec un regard absent, vide. Un jour, en rentrant chez nous, j'ai été prise dans une bagarre. C'était terrifiant, incompréhensible. D'abord, des hommes et des femmes qui couraient, en se bousculant, qui poussaient des cris rauques. Des Turcs, je crois, ou des Russes, je ne sais pas. Ensuite un petit groupe de jeunes en blousons de cuir, tenant à la main des matraques, des battes de base-bail. Ils sont passés tout près de moi, et comme je restais pétrifiée sur le bord du trottoir, l'un des garçons en cuir m'a poussée du plat de la main. J'ai vu son visage grimacer, sa bouche, ses yeux qui me fixaient une seconde, durcis et secs comme les yeux d'un lézard. Puis ils sont partis. J'étais tombée à genoux devant le caniveau, et je n'osais pas bouger. J'ai entendu la sirène de la police, et j'ai eu juste le temps de courir jusqu'à la porte de l'immeuble de Mlle Mayer.