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«Elles te vont bien. Tu ressembles à Balkis, la reine de Saba.»

J'ai mis les boucles dans sa main, j'ai replié ses doigts et j'ai embrassé sa main.

«Merci, grand-mère. Vous êtes bonne pour moi.

– Va, va.» Elle m'avait rabrouée. «Mais je ne suis pas encore morte.»

Je n'ai pas connu le mari de Lalla Asma, sauf une photo de lui qu'elle gardait dans la salle, qui trônait sur une commode, à côté d'une pendule arrêtée. Un monsieur à l'air sévère, vêtu de noir. Il était avocat, il était très riche, mais infidèle, et quand il est mort, il n'a laissé à sa femme que la maison du Mellah, et un peu d'argent chez le notaire. Il était encore vivant quand je suis venue dans la maison, mais j'étais trop petite pour m'en souvenir.

J'avais des raisons de me méfier d'Abel.

J'avais onze ou douze ans, exceptionnellement Zohra avait emmené sa belle-mère dehors, voir un médecin, ou faire des courses. Abel est entré dans la maison sans que je m'en rende compte, il a dû me chercher à l'intérieur, et il m'a trouvée dans la petite pièce au fond de la cour, où sont les latrines et le lavoir.

Il était si grand et si fort qu'il bouchait toute la porte, et je n'ai pas pu me sauver. J'étais terrifiée et je ne pouvais pas bouger de toute façon. Il s'est approché de moi. Il avait des gestes nerveux, brutaux. Peut-être qu'il parlait, mais j'avais mis la tête du côté de mon oreille gauche, pour ne pas entendre. Il était grand, large d'épaules, avec son front dégarni qui brillait dans la lumière. Il s'est agenouillé devant moi, il tâtonnait sous ma robe, il touchait mes cuisses, mon sexe, il avait des mains durcies par le ciment. J'avais l'impression de deux animaux froids et secs qui s'étaient cachés sous mes vêtements. J'avais si peur que je sentais mon cœur battre dans ma gorge. Tout d'un coup ça m'est revenu, la rue blanche, le sac, les coups sur la tête. Puis des mains qui me touchaient, qui appuyaient sur mon ventre, qui me faisaient mal. Je ne sais pas comment j'ai fait. Je crois que de peur j'ai uriné, comme une chienne. Et lui s'est écarté, il a enlevé ses mains, et j'ai réussi à passer derrière lui, je me suis glissée comme un animal, j'ai traversé la cour en criant et je me suis enfermée dans la salle de bains, parce que c'était la seule pièce qui fermait à clef. J'ai attendu, le cœur battant à toute vitesse, ma bonne oreille appliquée contre la porte.

Abel est venu. Il a frappé, d'abord doucement, du bout des doigts, puis plus fort, à coups de poing. «Laïla! Ouvre-moi! Qu'est-ce que tu fais? Ouvre, je ne te ferai rien!» Puis il a dû partir. Et moi je me suis assise sur le carreau, le dos contre la baignoire de marbre qu'Abel avait fabriquée pour sa mère.

Après longtemps, quelqu'un est venu derrière la porte. J'entendais des éclats de voix, mais je ne comprenais pas ce qu'elles disaient. On a frappé encore, et cette fois j'ai reconnu la main de Lalla Asma. Quand j'ai ouvert la porte, je devais avoir l'air si effrayée qu'elle m'a serrée dans ses bras. «Mais qu'est-ce qu'on t'a fait? Qu'est-ce qui t'est arrivé?» Je me serrais contre elle, en passant devant Zohra. Mais je n'ai rien dit. Zohra a crié: «Elle est devenue folle, voilà tout.» Lalla Asma ne m'a pas posé d'autres questions. Mais, à partir de ce jour-là, elle ne m'a plus laissée seule quand Abel venait à la maison.

Un jour, alors que j'étais occupée à laver des légumes à la cuisine pour la soupe de Lalla Asma, j'ai entendu un grand bruit dans la maison, comme un objet pesant qui frappait le carreau et faisait culbuter les chaises. Je suis arrivée en courant, et j'ai vu la vieille dame par terre, étendue de tout son long. J'ai cru qu'elle était morte et j'allais m'enfuir pour me cacher quelque part, quand je l'ai entendue geindre et grogner. Elle n'était qu'évanouie. En tombant, elle avait heurté l'angle d'une chaise avec sa tête, et un peu de sang noir coulait de sa tempe.

Elle était secouée de tremblements, ses yeux étaient révulsés. Je ne savais pas ce que je devais faire. Au bout d'un moment, je me suis approchée d'elle, j'ai touché son visage. Sa joue était flasque, bizarrement froide. Mais elle respirait avec force, soulevant sa poitrine, et l'air en sortant faisait trembloter ses lèvres avec un gargouillement comique, comme si elle ronflait.

«Lalla Asma! Lalla Asma!» ai-je murmuré près de son oreille. J'étais sûre qu'elle pouvait m'entendre, là où elle était. Seulement elle était incapable de parler. Je voyais le frémissement de ses paupières entrouvertes sur ses yeux blancs, et je savais qu'elle m'entendait. «Lalla Asma! Ne mourez pas.»

Zohra est arrivée sur ces entrefaites, et j'étais tellement absorbée par le souffle lent de Lalla Asma que je ne l'ai pas entendue venir.

«Idiote, petite sorcière, que fais-tu là?»

Elle m'a tirée si violemment par la manche que ma robe s'est déchirée. «Va chercher le docteur! Tu vois bien que ma mère est au plus mal!» C'était la première fois qu'elle parlait de Lalla Asma comme de sa mère. Comme je restais pétrifiée sur le pas de la porte, elle s'est déchaussée et elle m'a jeté sa savate. «Va! Qu'est-ce que tu attends?»

Alors j'ai traversé la cour, j'ai poussé la lourde porte bleue et j'ai commencé à courir dans la rue, sans savoir où j'allais. C'était la première fois que j'étais dehors. Je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je pourrais trouver un docteur. Je ne savais qu'une chose: Lalla Asma allait mourir, et ce serait ma faute, parce que je n'aurais pas su trouver quelqu'un pour la soigner. J'ai continué à courir, sans reprendre haleine, le long des ruelles endormies par le soleil. Il faisait très chaud, le ciel était nu, les murs des maisons très blancs.

J'ai tourné d'une rue à l'autre, jusqu'à un endroit d'où l'on voyait le fleuve, et plus loin encore, la mer et les ailes des bateaux. C'était si beau que je n'ai plus eu peur du tout. Je me suis arrêtée à l'ombre d'un mur, et j'ai regardé tant que j'ai pu. C'était bien la même vue que du haut du toit de Lalla Asma, mais tellement plus vaste. En bas, sur la route, il y avait beaucoup d'autos, de camions, d'autocars. Ça devait être l'heure où les enfants allaient à l'école de l'après-midi; ils marchaient sur la route, les filles avec des jupes bleues et des chemises bien blanches, les garçons un peu moins bien habillés, la tête rasée. Ils portaient des cartables, ou des bouquins retenus par un élastique.

C'était comme si je sortais d'un très long sommeil. Quand ils passaient près de moi, il me semblait les entendre rire et se moquer, et à la réflexion je devais avoir l'air bien étrange, comme si j'arrivais d'une autre planète, avec ma robe à la française dont la manche était déchirée, et mes cheveux crépus trop longs. À l'ombre du mur, je devais avoir l'air encore plus d'une sorcière.

J'ai suivi une rue au hasard, dans la direction des écoliers, puis une autre rue, pleine de monde. Il y avait un marché, des bâches tendues contre le soleil. À l'entrée d'une maison, un vieil homme travaillait dans une échoppe en planches, assis en tailleur sur une sorte de table basse, entouré de babouches. Avec un petit marteau de cuivre, il plantait des clous très fins dans une semelle. Comme j'étais arrêtée à le regarder, il m'a demandé:

«Tu veux une belra?»

Il voyait bien que j'étais pieds nus.

«Qu'est-ce que tu veux? Tu es muette?»

J'ai réussi à parler.

«Je cherche un docteur pour ma grand-mère.»

J'ai dit cela en français, puis j'ai répété en arabe, parce qu'il me regardait sans comprendre.

«Qu'est-ce qu'elle a?

– Elle est tombée. Elle va mourir.»

J'étais étonnée d'être si calme.

«Il n'y a pas de docteur ici. Il y a Mme Jamila, dans le fondouk, là-bas. Elle est sage-femme. Peut-être qu'elle pourra faire quelque chose.»

Je suis partie en courant dans la direction qu'il indiquait. Le cordonnier est resté immobile, son petit marteau en cuivre levé. Il m'a crié quelque chose que je n'ai pas compris, et qui a fait rire des gens.