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Dans l'appartement, Houriya tremblait. Quand je suis entrée dans la pièce sombre, j'ai allumé la lumière, et je n'ai pas reconnu son regard, un regard de bête traquée. Ça m'a fait quelque chose, parce que je l'avais connue si insouciante, si gaie.

«Qu'est-ce que tu as?» Elle ne répondait pas. Elle regardait mes jambes, et je me suis aperçue que ce qu'elle fixait, c'était mon pantalon déchiré aux genoux, une tache de sang s'élargissait sur le tissu. Je lui ai dit: «Je suis tombée, j'ai dû manquer la marche.» Mais je savais qu'elle n'était pas dupe. Elle a dit, d'une voix étouffée: «Je voudrais m'en aller, je ne peux plus.» C'est moi qui ai dit, en tranchant, comme elle avant de partir: «C'est impossible. Tu ne peux pas retourner. Toi et moi, nous sommes bonnes pour la prison. Ton enfant, tu ne le verrais même pas. Ils te l'enlèveraient.» Je disais ça pour moi aussi. Pour ne pas oublier ce qu'ils m'avaient fait, quand j'étais enfant. Enlevée, fourrée dans un sac, battue et vendue. Et ces mains qui passaient sur moi, la brûlure dans mon ventre. La mémoire revenait tout d'un coup comme un acide dans la gorge. «Plutôt mourir.» J'ai dit cela, comme elle l'avait dit, à Tabriket, en posant un couteau sur sa gorge.

C'est vers la fin de l'été que j'ai fait connaissance du docteur Fromaigeat. Je pense qu'elle avait dû me remarquer quand je poussais dans les couloirs le chariot de linge à nettoyer. Le docteur Fromaigeat était neurologue, elle consultait au troisième, mais elle allait et venait sans cesse d'un service à un autre. Elle avait demandé mon nom à Marie-Hélène, et d'autres renseignements. Un jour, Marie-Hélène m'avait prise à part, à l'heure du repas. Elle parlait toujours avec la même voix, lente et chantante, mais c'était dans la profondeur de ses grands yeux dorés que je pouvais lire ses sentiments. De la gêne, et une sorte d'ironie, ou de méfiance. Elle a dit: «Tu sais, Laïla, tu fais ce que tu veux, mais je voulais te signaler qu'il y a quelqu'un de haut placé qui s'intéresse à toi.» Comme je la regardais sans comprendre, elle a dit: «C'est le docteur Fromaigeat, elle dirige le service de neurologie, elle veut t'aider. Elle est prête à te trouver du travail, si tu veux, tu peux la rencontrer.» J'étais réticente parce que je ne voulais pas, justement, faire connaissance de qui que ce soit, rencontrer qui que ce soit de nouveau. Je voulais continuer à glisser entre les gens, entre les choses, comme un poisson qui remonte un torrent.

Marie-Hélène s'est irritée: «Il faut tout de même que tu penses à ton avenir, je ne peux pas continuer à te faire venir ici sans papiers, c'est trop risqué, c'est moi qui risque de perdre ma place.» C'était la première fois qu'elle me faisait sentir qu'elle me rendait un service. Si j'avais pu, j'aurais simplement quitté l'hôpital, mais Houriya était déprimée et seule, nous avions terriblement besoin d'argent. T'ai dit: «Qu'est-ce que je dois faire?» Marie-Hélène m'a donné une bourrade. «Enfin, qu'est-ce que tu imagines? Cette dame te propose seulement de travailler chez elle, de faire le ménage et les courses, c'est tout. Tu travailleras tous les jours, et tu pourras manger chez elle à midi. Elle t'attendra chez elle demain après-midi, et tu peux commencer immédiatement. C'est bien ça que tu cherches?» J'ai baissé la tête. Je ne voulais pas contrarier Marie-Hélène. C'est vrai qu'elle avait fait beaucoup. Juste parce qu'elle avait de la sympathie, qu'elle aimait bien mes cheveux, ma peau noire, mes yeux comme les siens, des yeux de gazelle, disait ma maîtresse. Elle m'a embrassée. «Écoute, si tu veux, je viendrai avec toi, pour te présenter. Je demanderai à Cécile de me remplacer demain après-midi.»

Elle a fait comme elle a dit. Je ne crois pas qu'elle avait de réelles mauvaises intentions. Elle pensait m'aider, et peut-être qu'au fond elle était un peu envieuse, elle aurait voulu, elle aussi, que quelqu'un d'important la remarque. Elle était si humble, Marie-Hélène, si trompée par la vie, avec sa fille et les années où son exmari la battait chaque soir. Il lui manquait une incisive du jour où il l'avait poussée, la figure en avant, contre une armoire à glace. Elle voulait que je m'en sorte. Elle disait: «Regarde-moi, ma vie c'est rien du tout.» Elle voulait que je quitte Houriya. Elle voulait que je devienne quelqu'un.

La maison de Mme Fromaigeat était à Passy, dans une petite rue tranquille, un grand portail de fer et deux piliers, le chiffre 8 en fer forgé, une façade blanche avec un toit pointu et une petite fenêtre sous le toit, que j'ai aimée tout de suite.

Marie-Hélène m'a présentée au docteur Fromaigeat. J'avais tellement entendu parler d'elle, j'avais peur de la rencontrer, je croyais rencontrer une de ces femmes du grand monde, comme Mme Delahaye à Rabat, avec ses bijoux en or et son tailleur gris impeccable, et un visage pâle avec des yeux froids, je m'étais préparée à l'idée que je m'enfuirais au premier mot désagréable. Mme Fromaigeat était tout le contraire. Elle était toute petite, vive, très brune, les yeux pétillants de malice, et avec ça vêtue bizarrement, un pantalon kaki trop large, et une sorte de longue blouse bleu ciel comme un tablier de campagne. Quand elle m'a vue, elle m'a embrassée. Elle s'est exclamée: «Mais elle est ravissante!» Elle nous a préparé du thé et des gâteaux, elle ne restait pas en place, elle sautillait à travers l'appartement comme un moineau. «Laïla, il faudra bien t'occuper de moi, veux-tu? Je n'ai pas d'enfants, tu seras ma fille, c'est toi qui vas tout organiser dans cette maison. Marie-Hélène m'a dit que tu t'occupais autrefois d'une vieille dame infirme? Eh bien, moi je ne suis pas si vieille et pas du tout infirme, mais j'ai besoin que tu me traites comme si je l'étais, tu comprends?» Je buvais le thé, je hochais la tête. J'avais du mal à croire qu'elle parlait ainsi de ma maîtresse, comme si réellement, ç'avait été mon travail, m'occuper d'une vieille infirme. Et au fond, je comprenais que c'était vrai, ç'avait été vraiment mon travail, depuis que j'étais toute petite.

J'ai bien aimé travailler chez Mme Fromaigeat Je restais chez elle toute la journée, je nettoyais la maison. J'avais retrouvé les gestes que je faisais autrefois, à la maison du Mellah, chez Lalla Asma. Je commençais par balayer la cour, puis le porche, je ramassais les feuilles qui tombaient des marronniers, les brindilles, les scories des immeubles voisins. Puis je lavais les carreaux, je secouais les tapis. Je balayais la moquette avec un balai de racines que j'avais trouvé à la cave. Un matin, Madame est venue, elle a éclaté de rire: «Mais non! Laïla, il faut utiliser l'aspirateur.» J'avais peur de cette machine qui grondait et sifflait et qui avalait tout, même les bas et les rideaux de tulle. Puis je m'y suis habituée.

J'allais faire les courses dans le quartier. Comme les magasins du coin étaient trop chers, je prenais le bus et j'allais jusqu'au marché d'Aligre, où j'achetais les oranges par paquets de deux kilos, les tomates, les courgettes, les melons. La cuisine débordait de fruits. Madame était ravie. Elle laissait un billet de cent francs sur la petite table de l'entrée, et dans une sou-coupe, je déposais le change, je m'efforçais de dépenser le moins possible. Je préparais sa salade, chaque jour différente, avec des olives de Tunisie, des raisins secs, des figues, des pâtissons, des kiwis, des avocats, des okras, des caramboles. Et de grandes feuilles de romaine, de frisée, de batavia, de la mâche, du pissenlit, des feuilles de courge, de chayote, du chou rouge. Je remplissais un grand bol blanc que je laissais sur la table, au centre d'une belle nappe blanche, avec l'argenterie qui brillait, et le pichet d'eau fraîche. Puis je m'en allais. Je retournais à l'appartement de Mlle Mayer, et là tout me semblait gris, triste, malheureux. Houriya était vautrée sur le sofa, elle grignotait du pain. Elle était arnère. «Tu m'abandonnes. Tu me laisses toute seule, et je passe ma vie à pleurer. Est-ce pour cela que je t'ai amenée ici?» Elle était jalouse, envieuse. «Maintenant que tu n'as plus besoin de moi, maintenant que tu as trouvé mieux que moi, tu vas t'en aller, tu vas m'oublier, et moi je mourrai dans ce trou noir sans personne pour me secourir!» J'essayais de la rassurer, je lui promettais que, dès que j'aurais économisé assez d'argent, nous irions vers le sud, à Marseille, à Nice. Je lui parlais comme à une enfant.