Peut-être qu'elle avait raison. Je voulais m'en aller. Je voulais être le plus loin possible de la rue Jean-Bouton, des hôtels minables, des trafiquants de came sur le trottoir, et des bandes de jeunes qui couraient avec leurs battes, pour frapper les Arabes et les Noirs sur leur passage.
Je ne me sentais bien que lorsque je poussais le portail de fer du 8, et que j'entrais dans la vieille maison silencieuse où j'avais tout rangé et tout agencé, comme si Lalla Asma était encore là, que c'était elle la véritable maîtresse de la maison.
Je pensais que, depuis que j'étais enfant, les gens n'avaient pas cessé de me prendre dans leurs filets. Ils m'engluaient. Ils me tendaient les pièges de leurs sentiments, de leurs faiblesses. Il y avait eu Lalla Asma, et puis sa belle-fille Zohra, et Mme Jamila, et Tagadirt, et maintenant, c'était Houriya. J'avais l'impression d'étouffer. Avec elle, je ne pourrais jamais m'en sortir. Il faudrait retourner, vivre à nouveau au Douar Tabriket, enfermée chez Tagadirt, avec comme seul horizon le bout de la ruelle défoncée et le pont de la future voie rapide, et les rats qui grincent sur les toits.
Ce n'était pas très gentil de ma part, j'en suis d'accord avec vous, mais je ne pouvais plus. À l'heure où je devais rentrer chez nous, rue Jean-Bouton, je suis restée chez Madame. J'ai continué à ranger la cuisine. J'astiquais les casseroles, les carreaux de faïence, les robinets. Je faisais cela pour ne pas réfléchir, pour ne pas penser.
Madame est rentrée un peu plus tôt. Quand elle m'a vue, elle n'a rien dit, elle a tout compris. Elle m'a embrassée, avant même d'ôter son imper et de lâcher ses clefs. Elle a dit: «Ça me fait bien plaisir, ma chérie, j'attendais ce jour-là, j'étais sûre qu'il arriverait.» Je ne savais pas trop ce qu'elle voulait dire. Elle m'avait déjà montré la chambre du fond, à côté de la cuisine, celle qui avait une sortie sur le palier de l'escalier de service. C'est là que j'avais posé mon sac, avec mon vieux transistor, tout ce que je possédais. Madame n'a pas posé de questions. Elle a fait tout de suite comme si c'était convenu, comme si j'habitais là depuis des mois et des années. Après Houriya, c'était reposant. Même Marie-Hélène était fatigante, elle voulait savoir, elle prenait parti. Je ne pensais même plus à Nono. Lui aussi m'enfermait dans ses nasses. Il voulait qu'on sorte ensemble, il voulait que j'accepte d'être sa fiancée. Il était gentil, il avait un bon rire, et je m'amusais bien avec lui, mais j'avais toujours peur qu'il ne se fasse ramasser par la police, parce qu'il était camerounais, sans papiers. J'avais l'impression que, tôt ou tard, il serait pris, et je ne voulais pas qu'on me prenne avec lui.
Chez Madame, c'était le repos. Ici, je savais que rien ne pouvait arriver. C'était un quartier bien, une petite rue courbe, de petites maisons avec des jardins, des immeubles riches, des enfants blonds en uniforme. La police ne venait pas rôder par ici. Les premiers temps, après mon installation à Passy, je dormais tout le temps. Il me semblait qu'il y avait des années que je n'avais pas dormi, parce que je vivais sous la menace d'avoir à m'en aller, ou parce que je craignais d'être reprise par la police de Zohra. Et à la rue Jean-Bouton, les disputes des Noirs et de Mlle Mayer, et les Punks qui couraient dans la ruelle armés de bâtons pour frapper les Arabes. Et la sirène de la police qui criait souvent, la nuit les ululements sinistres des ambulances.
Alors, je dormais jusqu'à neuf ou dix heures. Quelquefois, c'était Madame qui me réveillait. Elle écartait le rideau, et la lumière du soleil se glissait entre mes paupières. Je voyais par la fenêtre la vigne rouge. J'entendais pépier les oiseaux. Je restais en boule sur le lit, pour retarder le moment de me lever, et Madame s'asseyait au bord, elle passait doucement sa paume sur ma joue, comme si j'étais un petit chat. Sa voix aussi me caressait. Elle disait des mots très doux, qui glissaient comme dans un rêve. «Ma chérie, ne bouge pas, reste comme ça, ici, c'est ta maison, laisse-moi te bercer, tu es ma petite fille, tu es celle que j'attendais, laisse-moi te protéger, avec moi tu n'auras plus rien à craindre, je vais bien m'occuper de toi. Tu es ma fille, mon petit enfant…» Elle disait des mots comme ceux-là, tout près, contre mon oreille, bien d'autres choses, avec sa voix rocailleuse très grave et douce, et sa main chaude et sèche qui glissait sur mon visage, qui caressait mes cheveux dans le cou, ses doigts qui s'ouvraient dans mes boucles. Je ne sais pas si j'aimais cela. C'était étrange, c'était un rêve qui s'étirait, il me semblait que je flottais sur un nuage. Je frissonnais, je sentais une onde qui parcourait mon dos, qui remontait mon ventre, je sentais avec précision chaque nerf de ma peau, depuis mes pieds jusqu'à mes mains, et je ne pouvais pas bouger. Puis je m'endormais, et quand j'ouvrais à nouveau les yeux, il faisait grand jour et Madame était partie travailler. Alors, je me levais, j'allais à la salle de bains et je prenais une longue douche fraîche pour me réveiller.
Je n'allais plus très loin pour les courses. Maintenant, j'avais peur de quitter ce quartier, de m'éloigner de la rue tranquille, de perdre de vue la grille du numéro 8. J'allais à la boulangerie au bout de la rue, et près de la station du métro, j'achetais les fruits, les légumes, les fromages. Alors l'argent ne suffisait plus. Pour ne pas demander, je puisais dans mes propres économies. Je pensais que Mme Fromaigeat m'avait engagée parce que j'étais maligne, que je savais acheter, et je ne voulais pas qu'elle sache que j'étais devenue paresseuse, que je ne lui faisais plus faire d'économies. Et puis, plusieurs fois, parce que je n'avais plus assez d'argent, j'ai volé des choses, des paquets de saumon, des biscuits, ou bien du linge pour la maison. Je n'avais pas perdu la main, j'étais toujours aussi habile et les commerçants du quartier étaient naïfs, ils ne se méfiaient pas de moi. Une seule fois, j'ai eu un problème. Je n'ai pas compris tout de suite, mais ça m'a laissé une impression étrange, comme s'il y avait un secret, un sens secret que je ne parvenais pas à saisir. C'était une des vendeuses de la supérette, une jeune femme osseuse, avec des cheveux filasse. Quand je suis passée, elle me regardait fixement, et j'ai cru qu'elle m'avait repérée, qu'elle m'avait surprise en train de voler un cendrier. J'allais le sortir de ma poche pour le payer, mais elle a seulement dit, très lentement, en insistant sur chaque mot: «Alors, c'est toi la nouvelle?» J'ai balbutié: «La nouvelle quoi?» Elle me fixait toujours de ses yeux pâles et froids. Elle a dit: «Oui, oui, joli cœur.» Et elle a tout mis dans le sac, elle me l'a tendu, sans prendre mon argent. Je me suis sauvée en courant, comme si elle allait me rappeler.
Quelquefois, l'après-midi, j'appelais Houriya au téléphone. Pour que Mlle Mayer lui passe la communication, je lui racontais que j'étais loin, en Angleterre, en Amérique. Elle disait: «Ah bon?» avec sa petite voix flûtée. L'instant d'après, j'entendais la voix basse et rauque de Houriya. Elle me parlait en arabe, je lui répondais en français.
«Où es-tu?
– À Paris, pas en Amérique.
– Quand est-ce que tu reviens?
– Je ne sais pas. Écoute, je suis très occupée avec mon travail.
– Ouaha…
– Si, je t'assure, je n'ai absolument pas le temps. Et puis c'est loin, à l'autre bout de la ville.
– Ouaha, ouaha.
– Pourquoi dis-tu "ouaha"? Tu ne me crois pas?»
Un silence.
«Écoute, je viendrai te voir dès que je pourrai me libérer. Tu n'as besoin de rien? Tu as encore de l'argent?