Le guide s'est lassé de me suivre dans mes allées et venues le long de la rue déserte. Il s'est assis sur une pierre, à l'ombre d'un mur, il fume une cigarette anglaise en me surveillant de loin. Lui n'est pas un Ouled Hilal, ni un Aïssa, ni un Khriouiga envahisseur. Il est trop grand, on voit bien qu'il vient de la ville, de Zagora, ou de Marrakech, peut-être même de Casa.
Loin, au bout de la rue, devant la dernière maison, là où commence le désert, une vieille femme en noir est assise sur un tabouret, devant la porte vide de sa cour. Son visage n'est pas caché par un voile, il est noir et ridé, pareil à un vieux cuir brûlé. Elle me regarde venir, sans baisser les yeux, son regard est coupant comme une pierre. Elle semble aussi vieille et dure que l'ammonite de Jean. Elle est une vraie Hilal, du peuple au croissant de lune.
Je me suis assise à côté de la vieille femme. Elle est si petite, si maigre, elle m'arrive à peine à l'épaule, comme une enfant. La rue est vide, écorchée par le soleil du désert. Mes lèvres sont sèches et fendues, tout à l'heure, en y passant le dos de ma main, j'ai vu du sang. La vieille femme ne me parle pas. Elle n'a pas bougé quand je me suis assise. Elle m'a seulement regardée, dans son visage de cuir noir, ses yeux sont brillants et lisses, très jeunes.
Je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Maintenant, je sais que je suis enfin arrivée au bout de mon voyage. C'est ici, nulle part ailleurs. La rue blanche comme le sel, les murs immobiles, le cri du corbeau. C'est ici que j'ai été volée, il y a quinze ans, il y a une éternité, par quelqu'un du clan Khriouiga, un ennemi de mon clan des Hilal, pour une histoire d'eau, une histoire de puits, une vengeance. Quand tu touches la mer, tu touches à l'autre rivage. Ici, en posant ma main sur la poussière du désert, je touche la terre où je suis née, je touche la main de ma mère.
Jean arrive demain, j'ai reçu son télégramme à l'hôtel de Casa. Maintenant, je suis libre, tout peut commencer. Comme mon illustre ancêtre (encore un!) Bilal, l'esclave que le Prophète a libéré et lancé dans le monde, je suis enfin sortie de l'âge de la famille, et j'entre dans celui de l'amour.
Avant de partir, j'ai touché la main de la vieille femme, lisse et dure comme une pierre du fond de la mer, une seule fois, légèrement, pour ne pas oublier.