J'ai attendu longtemps sous la galerie, en concentrant mon attention sur le va-et-vient des marchands dans la cour. Je n'avais rien mangé depuis la veille, j'avais très faim, et je mourais de soif.
En bas, dans la cour, il y avait un puits, et j'avais repéré sous les arcades un ballot de fruits secs entrouvert où les moineaux venaient picorer. Je me suis glissée par les escaliers jusqu'au ballot. J'avais un peu honte, parce que Lalla Asma m'avait toujours dit qu'il n'y a rien de pire que de voler autrui, moins à cause de ce qu'on lui prend qu'à cause de la tromperie. Mais j'avais faim, et les belles leçons de Lalla Asma étaient déjà loin.
Je me suis accroupie à côté du sac ouvert, et j'ai mangé des dattes et des figues séchées et des poignées de raisins secs que j'extrayais d'un emballage en plastique. Je crois que j'aurais mangé la plus grande partie du ballot, si le propriétaire des marchandises n'était pas arrivé silencieusement, par-derrière, et ne m'avait pas attrapée. Il me tenait de la main gauche par les cheveux, et de l'autre brandissait une courroie: «Petite négresse, voleuse! Je vais te montrer ce que je fais aux gens de ton espèce!» Je me souviens que ce qui me mortifiait le plus, ce n'était pas d'avoir été prise sur le fait, mais la façon que le marchand avait d'accrocher ses doigts dans l'épaisseur de mes cheveux et de m'appeler: «Saouda!» Parce que c'était quelque chose qu'on ne m'avait jamais dit, même Zohra quand elle était en colère. Elle savait que Lalla Asma ne l'aurait pas supporté.
Je me suis débattue et, pour lui faire lâcher prise, je l'ai mordu jusqu'au sang. Je lui ai fait face et je lui ai crié: «Je ne suis pas une voleuse! Je vous paierai ce que j'ai mangé!»
Au même moment, Mme Jamila est arrivée, et les dames de l'étage se sont penchées au balcon et ont commencé à invectiver le marchand ambulant, en lui criant des injures que je n'avais jamais entendues. Et même l'une des princesses, ne trouvant rien de mieux comme projectiles, lui lançait des piécettes de dix ou vingt centimes en lui criant: «Tiens, voilà ton argent, voleur, fils de chien!» Et lui restait hébété, reculant sous les lazzis des femmes et sous la pluie des piécettes, jusqu'à ce que Mme Jamila me prenne par le bras et m'emmène avec elle vers l'étage. Je crois que j'avais encore dans les mains les poignées de raisins secs que je n'avais pas lâchées, même quand le marchand m'avait tirée par les cheveux et m'avait battue avec sa courroie.
Mais j'avais si peur tout à coup, ou bien c'était l'accumulation de tout ce qui était arrivé ces derniers temps, avec Lalla Asma qui était tombée sur le carreau et Zohra qui m'avait chassée en me volant les boucles d'oreilles qui m'appartenaient. Je me suis mise à pleurer dans l'escalier, si fort que je n'arrivais plus à monter les marches. Et Mme Jamila qui n'était pas plus grande que moi m'a vraiment portée jusqu'en haut comme si j'étais un petit enfant. Elle répétait contre mon oreille: «Ma fille, ma fille», et moi je pleurais encore plus, d'avoir le même jour perdu ma grand-mère et trouvé une maman.
En haut de l'escalier, les princesses (car c'est ainsi que je les appelais au fond de moi, même quand j'ai compris qu'elles n'étaient pas précisément des princesses) m'attendaient avec mille caresses et démonstrations d'amitié. Elles m'ont demandé mon nom, et elles le répétaient entre elles: Laïla, Laïla. Elles m'ont apporté du thé fort et des pâtisseries au miel, et j'ai mangé tant que j'ai pu. Ensuite elles m'ont fait un lit dans une grande chambre sombre et fraîche, avec des coussins disposés par terre, et je me suis endormie tout de suite dans le brouhaha de l'hôtel, bercée par le grincement de la musique d'un poste de radio dans la cour. C'est ainsi que je suis entrée dans la vie de Mme Jamila la faiseuse d'anges et de ses six princesses.
3
Ma vie au fondouk s'organisa de façon remarquablement calme, et je peux dire sans exagérer que ce fut la période la plus heureuse de mon existence. Je n'avais aucune astreinte, aucun souci, et je trouvais dans la personne de Mme Jamila et des princesses tout l'agrément et toute l'affection dont j'avais été privée jusque-là.
Quand j'avais faim, je mangeais, quand j'avais sommeil, je dormais, et quand je voulais sortir (ce qui arrivait presque constamment), je sortais, sans avoir à demander quoi que ce soit. La liberté parfaite dont je jouissais au fondouk était celle des femmes dont je partageais l'existence. Elles n'avaient pas d'heures, donc elles étaient heureuses. Elles m'avaient adoptée comme si j'étais leur fille, ou plutôt une poupée, une très jeune sœur, et d'ailleurs c'est comme cela qu'elles m'appelaient. Mme Jamila disait: «Ma fille.» Fatima, Zoubeïda, Aïcha, Selima, Houriya et Tagadirt disaient: «Petite sœur.» Mais Tagadirt disait parfois aussi «Ma fille» parce que, en vérité, elle avait l'âge d'être ma mère. Je dormais tour à tour dans chaque chambre occupée par deux princesses, sauf Tagadirt qui avait la grande chambre sans fenêtre où j'avais dormi la première fois. Mme Jamila avait un appartement de l'autre côté de la galerie, avec une fenêtre sur la rue. Je dormais là aussi quelque-fois, mais plus rarement, à cause des occupations de Mme Jamila et de son cabinet de consultations où elle hébergeait des femmes qui avaient un problème de bébé. Quand elle avait des patientes, je savais qu'il ne fallait pas aller frapper chez elle. Ces soirs-là, elle fermait la porte avec un loquet, et je voyais à travers les tentures le falot qu'elle laissait allumé dans le cabinet. C'était un signal que j'avais vite compris.
Les princesses m'aimaient bien. Elles me chargeaient de leurs commissions, de leurs affaires. J'allais leur chercher du thé dans la cour, ou bien je leur achetais des gâteaux au marché, des cigarettes. Je portais leur courrier à la poste. Quelquefois elles m'emmenaient avec elles faire des courses en ville, non pas pour porter leurs sacs (pour cela elles avaient toujours des petits garçons), mais pour que je les aide à acheter, que je discute les prix. Lalla Asma m'avait appris à acheter, en marchandant avec les colporteurs qui frappaient à sa porte, et j'avais bien retenu les leçons.
Zoubeïda aimait bien aller avec moi au marché des tissus. Elle choisissait des cotonnades pour une robe, pour un dessus-de-lit. Elle était grande et mince, avec une peau couleur de lait et des cheveux d'un noir de jais. Elle se drapait dans le tissu, elle avançait dans la lumière: «Comment tu me trouves?» Je prenais mon temps pour répondre. Je disais sérieusement: «C'est bien, mais un bleu sombre t'irait mieux.»
Les marchands me connaissaient. Ils savaient que je discutais âprement, comme si c'était moi qui payais. Ils ne pouvaient pas me tromper sur la qualité, cela aussi, je l'avais appris de Lalla Asma. Un jour, j'ai empêché Fatima d'acheter une breloque en or et turquoise.
«Regarde, Fatima, ce n'est pas une vraie pierre, c'est un bout de métal peint.» Je l'ai fait tinter contre mes dents. «Tu vois? Il n'y a rien dedans.» Le marchand était furieux, mais Fatima l'a mouché: «Tais-toi. Ma petite sœur dit toujours la vérité. Estime-toi heureux que je ne t'envoie pas devant le juge.»
À partir de ce jour-là, les princesses ont redoublé d'attentions envers moi. Elles racontaient mes exploits à tout le monde, et maintenant même les marchands ambulants du fondouk me saluaient avec respect. Ils venaient auprès de moi pour me demander d'intervenir auprès de telle ou telle, ils essayaient de m'acheter en me faisant des cadeaux, mais je n'étais pas dupe. Je prenais les bonbons et les gâteaux, et je disais à Fatima ou à Zoubeïda: «Méfie-toi de lui, il est certainement malhonnête.»
Mme Jamila savait tout ce qui se passait. Elle n'en parlait pas, mais je voyais bien qu'elle n'était pas satisfaite. Quand je partais faire une course, ou quand une des princesses m'emmenait dehors, elle me suivait du regard. Elle disait à Fatima: «Tu l'emmènes là-bas?» Comme un reproche. Ou bien elle essayait de me retenir, elle me donnait des devoirs à faire, des pages d'écriture, du calcul, des sciences naturelles. Elle voulait m'apprendre à écrire en arabe, elle avait des ambitions pour moi.