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Mais Houriya n'est pas restée longtemps au fondouk. Un matin, elle était partie. Mais ce n'est pas arrivé à cause de son mari. C'est arrivé à cause de moi.

Un soir, j'étais allée dans un restaurant du bord de mer, avec Houriya et ses amis. On avait roulé longtemps dans la nuit, jusqu'à une grande plage vide. J'étais à l'arrière de la Mercedes, contre la portière, et Houriya au milieu, avec un homme. Il y avait aussi deux hommes à l'avant, et une femme blonde. Ils parlaient fort, une langue que je ne comprenais pas, j'ai pensé que ça devait être du russe. Je me souviens bien de l'homme qui conduisait, grand et fort comme Abel, avec beaucoup de cheveux et une barbe noire. Je me souviens aussi qu'il avait un œil bleu et un œil noir. Nous sommes restés un bon moment au restaurant, il devait être près de minuit. C'était un restaurant luxueux, avec des sortes de flambeaux qui éclairaient le sable de la plage, et les garçons en costume blanc. J'ai passé la soirée à regarder la mer noire, les lumières des bateaux de pêche qui rentraient et l'éclat d'un phare au loin. La femme blonde parlait et riait fort, et les hommes entouraient Houriya. Le vent qui entrait par une fenêtre ouverte emportait la fumée des cigarettes. J'avais bu du vin en cachette, c'était le chauffeur de la Mercedes qui m'avait fait boire dans son verre, un vin très doux et sucré qui mettait du feu dans la gorge. Il me parlait en français, avec un drôle d'accent un peu lourd, qui traînait sur les mots. J'étais si fatiguée que je me suis endormie sur une banquette, près de la fenêtre.

Ensuite je me suis réveillée dans la voiture. J'étais toute seule à l'arrière. Le chauffeur était penché sur moi, je voyais ses cheveux bouclés éclairés par la lumière du restaurant. Je n'ai pas compris tout de suite, mais quand il a mis la main sous ma robe, je me suis vraiment réveillée. J'étais saoule, j'avais envie de vomir. Malgré moi, je me suis mise à hurler. J'avais peur, et comme le chauffeur voulait mettre sa main sur ma bouche, je l'ai mordu. Je hurlais, je griffaiset je mordais.

Houriya est arrivée tout de suite. Elle était encore plus enragée que moi, elle a tiré l'homme en arrière, elle le frappait à coups de poing. Elle criait des injures. L'homme essayait de répondre, il reculait sur la plage, et Houriya a ramassé une grosse pierre et elle l'aurait tué si les autres n'étaient pas arrivés. Elle continuait à injurier le chauffeur, elle pleurait, et moi aussi je pleurais. Le chauffeur s'est réfugié de l'autre côté de la voiture, il a allumé une cigarette comme s'il ne s'était rien passé. Au bout d'un instant, Houriya s'est calmée, et on a pu repartir en voiture. Le chauffeur conduisait sans nous regarder, sa cigarette au bec, et plus personne ne disait rien, même la Russe était silencieuse.

La Mercedes nous a déposées au Souikha, et nous avons marché jusqu'au fondouk. Il y avait encore beaucoup de monde dehors, ça devait être un samedi soir. Le boulevard des amoureux devait être comble, avec un couple sous chaque magnolia. Dans la rue, Houriya a acheté deux verres de thé et des gâteaux. Nous étions faibles, nous tremblions toutes les deux, comme après un accident. Elle n'a pas parlé de ce qui était arrivé, sauf qu'elle a dit une seule fois: «Ce fils de chien, il m'avait dit: laisse-la dormir, je vais veiller sur elle comme un père.»

Mme Jamila a appris ce qui s'était passé à la plage. Mais ce n'est pas elle qui lui a demandé de s'en aller. Le lendemain matin, Houriya a pris sa valise, celle qu'elle avait quand Tagadirt l'avait rencontrée errant près de la gare. Elle est partie sans explications. Peut-être qu'elle est retournée chez son mari, à Tanger. Je n'ai plus rien su d'elle pendant des mois, mais son départ m'a laissée bien triste, parce qu'elle était vraiment un peu comme ma sœur.

Après cela, Mme Jamila a bien essayé de m'empêcher de sortir avec les autres princesses, mais avec Houriya j'avais pris l'habitude de la liberté, et je n'en faisais plus qu'à ma tête. Avec Aïcha et Selima, j'ai pris une autre habitude: je me suis mise à voler.

C'est avec Selima que j'ai commencé. Quand elle recevait son ami au fondouk, ou quand elle allait au restaurant, je l'accompagnais. Je me mettais dans un coin, recroquevillée contre une porte comme un animal, et j'attendais le moment. L'ami de Selima était français, professeur de géographie dans un lycée, quelque chose comme ça, de bien. C'était un monsieur bien habillé, complet de flanelle grise, gilet, et chaussures noires bien cirées.

Il avait ses habitudes avec Selima, il l'emmenait d'abord déjeuner dans un restaurant de la vieille ville, puis il la ramenait au fondouk et il s'installait dans la chambre sans fenêtre. Il m'apportait des bonbons, quelquefois il me donnait quelques pièces. Moi je restais assise devant la chambre, comme un chien de garde. En fait, j'attendais un long moment qu'ils soient bien occupés, et j'entrais dans la chambre à quatre pattes. Je me faufilais dans la pénombre jusqu'au lit. Je ne m'intéressais pas à ce que Selima faisait avec le Français. Je cherchais les habits. Le professeur était un homme soigneux. Il pliait son pantalon et mettait sa veste et son gilet sur le dossier d'une chaise. Alors mes doigts se glissaient dans les poches, comme un petit animal agile, et rapportaient tout ce qu'ils trouvaient: une montre-oignon, une alliance en or, un porte-monnaie tapissé de billets de banque et gonflé de pièces, ou un joli stylo bleu incrusté d'or. Je ramenais mon butin sur la galerie, pour l'examiner à la lumière du jour, je choisissais quelques billets, quelques pièces, et de temps en temps je gardais un objet qui me plaisait, des boutons de manchette en nacre, ou bien le petit stylo bleu.

Je crois que le professeur a fini par se douter de quelque chose, parce qu'un jour, il m'a fait un cadeau, un joli bracelet en argent dans une petite boîte, et, en me le donnant, il m'a dit: «Celui-ci est vraiment à toi.» C'était un homme gentil, j'ai eu honte de ce que j'avais fait, et en même temps je ne pouvais pas m'empêcher de recommencer. Je ne faisais pas cela par esprit malfaisant, plutôt comme un jeu. Je n'avais pas besoin d'argent. Sauf pour acheter des cadeaux à Selima, à Aïcha, ou aux autres princesses, l'argent ne me servait à rien.

Avec Aïcha j'ai continué à voler dans les magasins. Je l'accompagnais dans le centre de la ville, j'entrais avec elle et, pendant qu'elle était occupée à acheter des sucreries, je remplissais mes poches avec tout ce que je trouvais, des chocolats, des boîtes de sardines, des biscuits, des raisins secs. Dès que j'étais dehors, je furetais à la recherche d'une occasion. Je n'avais même plus besoin de sa compagnie. J'étais petite et noire, je savais que les gens ne s'occupaient pas de moi. J'étais invisible. Mais au marché il n'y avait rien à faire. Les marchands m'avaient repérée, je sentais leurs yeux qui suivaient chacun de mes gestes.

Alors j'allais avec Aïcha très loin, jusqu'au quartier de l'Océan, là où il y avait de belles villas, des immeubles tout neufs et des jardins. Aïcha aimait bien se promener dans les centres commerciaux, et pendant ce temps, j'allais au cimetière pour regarder la mer.

Là, je me sentais en sécurité. C'était calme et silencieux, on ne voyait pas l'agitation de la ville. Il me semblait que c'était mon domaine, depuis toujours. Je m'asseyais sur les monticules des tombes, je respirais l'odeur du miel des petites plantes grasses à fleurs roses. Je touchais la terre du plat de la main, autour des tombes.

Dans cet endroit, je pouvais parler avec Lalla Asma. Je n'ai jamais su où elle avait été enterrée. Elle était juive, et pour cela elle n'avait pas dû finir au milieu des musulmans. Mais ça n'avait pas d'importance, je sentais que dans ce cimetière j'étais tout près d'elle, qu'elle pouvait m'entendre. Je lui racontais ma vie. Pas tout, juste des morceaux, je ne voulais pas entrer dans les détails. «Grand-mère, vous ne seriez pas fière de moi. Vous qui m'avez toujours dit qu'il faut respecter le bien d'autrui et dire la vérité, voilà que maintenant je suis la plus grande voleuse et la plus grande menteuse de la terre.»