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Cela me rendait triste de parler ainsi à Lalla Asma à travers la terre. Je versais une larme, mais le vent la séchait aussitôt. Tout était tellement beau dans cet endroit, les monticules cou verts de petites fleurs roses, les pierres blanches des tombes sans noms, où s'effaçaient les versets du Coran, et au loin la mer bleue, les mouettes suspendues dans le ciel, glissant sur le vent, dardant sur moi un œil rouge et méchant. Il y avait beaucoup d'écureuils dans le cimetière. Ils semblaient sortir des tombes. Ils vivaient avec les morts, peut-être qu'ils croquaient leurs dents comme des noix.

Je n'avais pas du tout peur de la mort. D'avoir vu Lalla Asma tombée sur le carreau de la salle, ronflant et gargouillant, ça m'avait donné l'idée que la mort est comme un sommeil profond. Ce n'étaient pas les morts qui étaient à craindre au cimetière.

Un jour, un noble vieillard avec une barbe blanche est apparu. Il avait dû m'espionner depuis longtemps, et il se tenait droit à côté d'une tombe, comme s'il en était sorti. Comme je le regardais, il a passé sa main sous sa robe, il l'a soulevée et il a montré son sexe, avec un gland brillant et violacé comme une aubergine. Il pensait peut-être que j'aurais peur et que je partirais en criant. Mais au fondouk, je voyais des hommes nus presque chaque jour, et j'entendais les plaisanteries des princesses à propos du sexe des hommes, qu'elles jugeaient en général un peu insuffisant.

Je me suis contentée de jeter un caillou au vieux, et je me suis sauvée entre les tombes, tandis qu'il m'insultait et emmêlait ses babouches en essayant de me suivre.

«Petite sorcière! – Vieux chien î»

C'est ce jour-là que j'ai compris qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et qu'un vieil homme avec une robe blanche et une belle barbe peut très bien n'être qu'un vieux chien vicieux.

Le quartier de l'Océan était bien pour voler. Il y avait de beaux magasins, avec seulement des choses pour les gens riches, comme on n'en trouvait pas du côté du marché de la vieille ville. Au Souikha, il n'y avait qu'une sorte de biscuit, une sorte de chewing-gum, et comme boisson, seulement du Fanta à l'orange ou du Pepsi. Dans les magasins de l'Océan, on trouvait des boîtes de jus avec des noms écrits en japonais, en chinois, en allemand, avec des goûts nouveaux, inconnus, tamarins, tangerine, fruit de la Passion, goyave. On trouvait des cigarettes de tous les pays, même de longues noires avec un bout doré que j'achetais pour Aïcha, et du chocolat suisse que je fauchais à l'étalage.

J'entrais dans les magasins derrière Aïcha, je faisais un tour, je repartais les poches pleines. Les gens ne me connaissaient pas, ils ne se méfiaient pas de moi. J'avais l'air d'une petite fille sage, avec ma robe bleue à col blanc, un ruban blanc dans ma tignasse, et mes yeux candides. Ils croyaient que j'étais nouvelle dans le quartier, que j'accompagnais ma mère qui travaillait dans les villas. J'ai remarqué que beaucoup de gens sont simples, ils n'ont pas appris la leçon aussi vite que moi, ils croient d'abord ce qu'ils voient, ce qu'on leur dit, ce qu'on leur fait croire. Moi, j'avais quatorze ans, j'en paraissais douze, et déjà j'étais aussi savante qu'un démon. C'est Tagadirt qui m'a dit cela. Peut-être qu'elle avait raison. Elle se querellait avec Selima, avec Aïcha, elle les traitait d!alcahuetes, de mères maquerelles.

Je crois que je n'avais plus aucun sens de la mesure ou de l'autorité. Je risquais les pires ennuis. C'est durant cette époque de ma vie que j'ai formé mon caractère, que je suis devenue inapte à toute forme de discipline, encline à ne suivre que mes désirs, et que j'ai acquis un regard endurci.

Mme Jamila se rendait bien compte que ça n'allait pas. Mais elle n'avait pas l'habitude des enfants, encore que, dans un sens, les princesses fussent un peu ses enfants. Pour tenter de corriger la mauvaise pente où je me laissais porter, elle voulut m'inscrire à l'école. Je ne parlais pas suffisamment l'arabe pour entrer dans une école communale, et j'étais trop âgée pour entrer dans une école étrangère. De plus, je n'avais pas le moindre papier d'identité. Elle opta pour un cours, une sorte de pension où une femme sèche et revêche appelée Mlle Rose avait la responsabilité d'une douzaine de jeunes filles difficiles. En réalité, c'était plutôt une maison de correction. Mlle Rose était une religieuse française défroquée, qui vivait avec un homme plus jeune qui s'occupait de la gestion et de l'économat.

La plupart des filles avaient un passé plus chargé que le mien. Elles s'étaient enfuies de chez elles, ou bien elles avaient eu des amants, ou elles avaient été promises en mariage et leurs familles les avaient enfermées pour être sûres du dénouement. À côté d'elles, j'étais libre, insouciante, je n'avais peur de rien. Je ne suis restée que quelques mois chez Mlle Rose.

L'essentiel de l'éducation à la pension consistait à occuper les filles à des travaux de couture, de repassage, et à lire des livres de morale. Mlle Rose dispensait quelques cours de français, et son beau gestionnaire, avec plus d'avarice encore, des notions d'arithmétique et de géométrie.

Quand je décrivais aux princesses l'esclavage des filles astreintes à balayer et à laver le sol du pensionnat, ou bien se brûlant les doigts avec des fers à repasser et des manches de casserole, elles s'indignaient. Quant à moi, il n'était pas question que je brode quoi que ce soit, ou que je fasse des travaux de ménage. J'avais fait tout cela autrefois pour Lalla Asma, parce qu'elle était ma grand-mère et que je lui devais la vie. Il n'était pas question que je recommence pour plaire à une vieille fille qui, en plus, se faisait payer. Je me contentais de rester assise sur ma chaise, à écouter les leçons de Mlle Rose, qui lisait de sa voix enrouée La Cigale et la Fourmi ou Le Rêve du jaguar. Je n'ai pas appris grand-chose chez Mlle Rose, mais j'ai appris à apprécier ma liberté, et je me suis promis alors, quoi qu'il advienne, de ne jamais me laisser priver de cette liberté.

Au terme de ce semestre à la pension, Mlle Rose est venue en personne au fondouk, sans doute pour se rendre compte du milieu qui avait fabriqué un monstre comme moi. Mme Jamila était en tournée, et c'est Selima, Aïcha et Zoubeïda qui l'ont reçue, dans la galerie, habillées de leurs longues robes de chambre en mousseline pastel, leurs yeux charbonnés au khôl. «Nous sommes ses tantes», ont-elles dit. Et devant Mlle Rose qui n'en croyait pas ses oreilles ni ses yeux, elles m'ont accablée de griefs: j'étais menteuse, voleuse, répondeuse, paresseuse, et si je restais chez elle, je risquais de faire enfuir toutes ses pensionnaires, ou de mettre le feu à la pension avec un fer à repasser. C'est comme cela que j'ai été mise à la porte. Ça m'a fait un peu de peine, à cause de tout l'argent que Mme Jamila avait consacré à mon éducation, mais je ne pouvais pas être condamnée au bagne juste pour lui plaire.

Ainsi, après des mois d'interruption, je retrouvais ma vie libre, les balades dans le Souikha, le quartier riche de l'Océan et le grand cimetière au-dessus de la mer. Mais mon bonheur fut de courte durée. Un midi que je revenais d'une expédition les poches pleines de babioles pour mes princesses, je fus saisie à l'entrée du fondouk par deux hommes en complet gris. Je n'eus pas le temps de crier, ni d'appeler au secours. Ils m'empoignèrent chacun par un bras, me soulevèrent et me firent retomber dans une camionnette bleue aux fenêtres grillées. C'était comme si tout recommençait, j'étais à nouveau paralysée par la peur. Je voyais la rue blanche qui se refermait et le ciel qui disparaissait. J'étais en boule au fond de la camionnette, les genoux remontés contre mon ventre, les mains appuyées sur mes oreilles, les yeux fermés, j'étais à nouveau dans le grand sac noir qui m'engouffrait.