-Laisse-moi faire, il faut qu'ils y passent.... Je te dis que ca vaut mieux.... J'en ai assez, de leurs sales histoires. Ils nous vendront tous.
-A la fin, c'est assommant! cria Berthe. Qu'as-tu? que chantes-tu la?
Il la regarda, bouleverse, agite d'une rage sombre, begayant:
-On va encore te marier.... Jamais, entends-tu!... Je ne veux pas qu'on te fasse du mal.
La jeune fille ne put s'empecher de rire. Ou prenait-il qu'on allait la marier? Mais lui, hochait la tete: il le savait, il le sentait. Et, comme sa mere intervenait pour le calmer, il serra son couteau d'une main si rude, qu'elle recula. Cependant, elle tremblait que cette scene ne fut entendue, elle dit rapidement a Berthe de l'emmener, de l'enfermer dans sa chambre; tandis que, s'affolant de plus en plus, il haussait la voix.
-Je ne veux pas qu'on te marie, je ne veux pas qu'on te fasse du mal.... Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre.
Alors, Berthe lui mit les mains sur les epaules, en le regardant fixement.
-Ecoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t'aime plus.
Il chancela, un desespoir amollit sa face, ses yeux s'emplirent de larmes.
-Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus.... Ne dis pas ca. Oh! je t'en prie, dis que tu m'aimes encore, dis que tu m'aimeras toujours et que jamais tu n'en aimeras un autre.
Elle l'avait pris par le poignet, elle l'emmena, docile comme un enfant.
Dans le salon, madame Josserand, exagerant son intimite, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi madame Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir? et, sur la reponse de l'architecte que sa femme etait toujours un peu souffrante, elle se recria, elle dit qu'on l'aurait recue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutes ses amabilites allaient a lui, par-dessus l'epaule de Campardon. Quand son mari lui presenta le jeune homme, elle se montra d'une cordialite si vive, que ce dernier en fut gene.
Du monde arrivait, des meres fortes avec des filles maigres, des peres et des oncles a peine eveilles de la somnolence du bureau, poussant devant eux des troupeaux de demoiselles a marier. Deux lampes, voilees de papier rose, eclairaient le salon d'un demi-jour, ou se noyaient le vieux meuble rape de velours jaune, le piano deverni, les trois vues de Suisse enfumees, qui tachaient de noir la nudite froide des panneaux blanc et or. Et, dans cette avare clarte, les invites s'effacaient, des figures pauvres et comme usees, aux toilettes penibles et sans resignation. Madame Josserand portait sa robe feu de la veille; seulement, afin de depister les gens, elle avait passe la journee a coudre des manches au corsage, et a se faire une pelerine de dentelle, pour cacher ses epaules; tandis que, pres d'elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement l'aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, qu'elles changeaient ainsi morceau a morceau depuis l'autre hiver.
Apres chaque coup de timbre, un chuchotement venait de l'antichambre. On causait bas, dans la piece morne, ou le rire force d'une demoiselle mettait par moments une note fausse. Derriere la petite madame Juzeur, Bachelard et Gueulin se poussaient du coude, en lachant des indecences; et madame Josserand les surveillait d'un regard alarme, car elle craignait la mauvaise tenue de son frere. Mais madame Juzeur pouvait tout entendre: elle avait un frisson des levres, elle souriait avec une douceur angelique aux histoires gaillardes. L'oncle Bachelard etait un homme repute dangereux. Son neveu, au contraire, etait chaste. Par theorie, si belles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, non pas qu'il les dedaignat, mais parce qu'il redoutait les lendemains du bonheur: toujours des embetements, disait-il.
Berthe enfin parut. Elle s'approcha vivement de sa mere.
-Ah bien! j'en ai eu, de la peine! lui souffla-t-elle a l'oreille. Il n'a pas voulu se coucher, je l'ai enferme a double tour.... Mais j'ai peur qu'il ne casse tout, la-dedans.
Madame Josserand la tira violemment par sa robe. Octave, pres d'elles, venait de tourner la tete.
-Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air le plus gracieux, en la lui presentant. Monsieur Octave Mouret, ma cherie.
Et elle regardait sa fille. Celle-ci connaissait bien ce regard, qui etait comme un ordre de combat, et ou elle retrouvait les lecons de la veille. Tout de suite, elle obeit, avec la complaisance et l'indifference d'une fille qui ne s'arrete plus au poil de l'epouseur. Elle recita joliment son bout de role, eut la grace facile d'une Parisienne deja lasse et rompue a tous les sujets, parla avec enthousiasme du Midi ou elle n'etait jamais allee. Octave, habitue aux raideurs des vierges provinciales, fut charme de ce caquet de petite femme, qui se livrait comme un camarade.
Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait d'un pas furtif par la porte de la salle a manger; et Berthe, l'ayant apercu, lui demanda etourdiment d'ou il venait. Il garda le silence, elle resta genee; puis, pour se tirer d'embarras, elle presenta les deux jeunes gens l'un a l'autre. Sa mere ne l'avait pas quittee des yeux, prenant des lors une attitude de general en chef, conduisant l'affaire, du fauteuil ou elle s'etait assise. Quand elle jugea que le premier engagement avait donne tout son resultat, elle rappela sa fille d'un signe, et lui dit a voix basse:
-Attends que les Vabre soient la, pour ta musique.... Et joue fort!
Octave, demeure seul avec Trublot, cherchait a le questionner.
-Une charmante personne.
-Oui, pas mal.
-Cette demoiselle en bleu est sa soeur ainee, n'est-ce pas? Elle est moins bien.
-Pardi! elle est plus maigre!
Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait la carrure d'un male solide, entete dans ses gouts. Il etait revenu satisfait, croquant des choses noires qu'Octave reconnut avec surprise pour etre des grains de cafe.
-Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doivent etre grasses dans le Midi?
Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot. Des idees communes les rapprochaient. Sur un canape ecarte, ils se firent des confidences: l'un parla de sa patronne du Bonheur des Dames, madame Hedouin, une sacree belle femme, mais trop froide; l'autre, dit qu'on l'avait mis a la correspondance, de neuf a cinq, chez son agent de change, M. Desmarquay, ou il y avait une bonne epatante. Cependant, la porte du salon s'etait ouverte, trois personnes entrerent.
-Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant vers son nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de mouton malade, est le fils aine du proprietaire: trente-trois ans, toujours des maux de tete qui lui tirent les yeux et qui l'ont empeche autrefois de continuer le latin; un garcon maussade, tombe dans le commerce.... L'autre, Theophile, cet avorton aux cheveux jaunes, a la barbe clairsemee, ce petit vieux de vingt-huit ans, secoue par des quintes de toux et de rage, a tate d'une douzaine de metiers, puis a epouse la jeune femme qui marche la premiere, madame Valerie....
-Je l'ai deja vue, interrompit Octave. C'est la fille d'un mercier du quartier, n'est-ce pas? Mais, comme ca trompe, ces voilettes! elle m'avait paru jolie.... Elle n'est que singuliere, avec sa face crispee et son teint de plomb.
-Encore une qui n'est pas mon reve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes a qui ca suffit.... Hein! c'est maigre!
Madame Josserand s'etait levee pour serrer les mains de Valerie.
-Comment! cria-t-elle, monsieur Vabre n'est pas avec vous? et ni monsieur ni madame Duveyrier ne nous ont fait l'honneur de venir? Ils nous avaient promis pourtant. Ah! voila qui est tres mal!
La jeune femme excusa son beau-pere, que son age retenait chez lui, et qui, d'ailleurs, preferait travailler le soir. Quant a son beau-frere et a sa belle-soeur, ils l'avaient chargee de presenter leurs excuses, ayant recu une invitation a une soiree officielle, ou ils ne pouvaient se dispenser d'aller. Madame Josserand pinca les levres. Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus deshonores, s'ils etaient, un mardi, montes au quatrieme. Sans doute son the modeste ne valait pas leurs concerts a grand orchestre. Mais, patience! quand ses deux filles seraient mariees, et qu'elle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des choeurs.