-Vous la regardez encore, dit Trublot a Octave, en le retrouvant les yeux fixes sur Valerie.
-Mais oui, repondit-il, un peu gene. C'est drole, elle est jolie en ce moment.... Une femme ardente, ca se voit.... Dites donc, est-ce qu'on pourrait se risquer?
Trublot gonfla les joues.
-Ardente, on ne sait jamais.... Singulier gout! En tous cas, ca vaudra mieux que d'epouser la petite.
-Quelle petite? s'ecria Octave, qui s'oubliait. Comment! vous croyez que je vais me laisser entortiller!... Mais jamais! Mon bon, nous n'epousons pas, a Marseille!
Madame Josserand s'etait approchee. Elle recut la phrase en plein coeur. Encore une campagne inutile! encore une soiree perdue! Le coup fut tel, qu'elle dut s'appuyer a une chaise, regardant avec desespoir la table nettoyee, ou ne trainait que la tete brulee de la brioche. Elle ne comptait plus ses defaites, mais celle-ci serait la derniere, elle en fit l'affreux serment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens qui venaient chez elle uniquement pour s'emplir. Et, bouleversee, exasperee, elle parcourait du regard la salle a manger, elle cherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter sa fille, lorsqu'elle apercut contre le mur Auguste, resigne, n'ayant rien pris.
Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, une tasse de the a la main. Elle continuait la campagne, elle obeissait a sa mere. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout bas de fichue bete.
-Porte donc cette tasse a monsieur Vabre, qui attend depuis une heure, dit-elle tres haut, gracieusement.
Puis, de nouveau a l'oreille, avec son regard de bataille:
-Sois aimable, ou tu auras affaire a moi!
Berthe, un moment decontenancee, se remit tout de suite. Souvent, ca changeait ainsi trois fois dans une soiree. Elle porta la tasse de the a Auguste, avec le sourire qu'elle avait commence pour Octave; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, se posa comme une personne avenante, qui serait tres bien derriere un comptoir. Les mains d'Auguste tremblaient un peu, et il etait rouge, souffrant beaucoup de la tete, cette nuit-la.
Par politesse, quelques personnes retournerent s'asseoir un instant dans le salon. On avait mange, on partait. Quand on chercha Verdier, il s'en etait alle deja; et des jeunes filles, pleines d'humeur, n'emporterent que l'image effacee de son dos. Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, qu'il retint encore sur le palier, pour lui demander s'il n'y avait vraiment plus d'espoir. Pendant le the, une des lampes s'etait eteinte, repandant une odeur d'huile rance, et l'autre lampe, dont la meche charbonnait, eclairait la piece d'une lueur si lugubre, que les Vabre eux-memes se leverent, malgre les amabilites dont madame Josserand les accablait. Octave les avait devances dans l'antichambre, ou il eut une surprise: tout d'un coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il ne pouvait avoir file que par le couloir de la cuisine.
-Eh bien! ou est-il donc? il passe par l'escalier de service! murmura le jeune homme.
Mais il n'approfondit pas l'incident. Valerie etait la, qui cherchait un fichu de crepe de Chine. Les deux freres, Theophile et Auguste, sans s'occuper d'elle, descendaient. Alors, ayant trouve le fichu, le jeune homme le lui donna, de l'air ravi dont il servait les jolies clientes, au Bonheur des Dames. Elle le regarda, et il fut persuade qu'en se fixant sur les siens, ses yeux avaient jete des flammes.
-Vous etes trop aimable, monsieur, dit-elle simplement.
Madame Juzeur, qui partait la derniere, les enveloppa tous deux d'un sourire tendre et discret. Et, lorsque Octave, tres echauffe, eut regagne sa chambre froide, il se contempla un instant dans la glace: ma foi! il risquerait le coup!
Cependant, a travers l'appartement desert, madame Josserand se promenait, muette, comme emportee par un vent d'orage. Elle avait ferme violemment le piano, eteint la derniere lampe; puis, passant dans la salle a manger, elle s'etait mise a souffler les bougies, d'une haleine si forte, que la suspension en tremblait. La vue de la table devastee, avec sa debandade d'assiettes et de tasses vides, l'enragea davantage; et elle tourna autour, en jetant des regards terribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise, achevait la tete brulee de la brioche.
-Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette derniere. Ca ne marche donc pas?... Moi, je suis contente. Il lui achete des chemises pour qu'elle s'en aille.
La mere haussa les epaules.
-Hein? tu dis que ca ne prouve rien. C'est bon, mene ta barque comme je mene la mienne.... Eh bien! en voila une brioche qui peut se flatter d'etre mauvaise! Il ne faut pas qu'ils soient degoutes, pour engloutir des saletes pareilles.
M. Josserand, que les soirees de sa femme brisaient, se delassait sur une chaise; mais il eut peur d'une rencontre, il craignit que madame Josserand ne l'emportat dans sa course furieuse; et il se rapprocha de Bachelard et de Gueulin, attables en face d'Hortense. L'oncle, a son reveil, avait decouvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingt francs, avec amertume.
-Ce n'est pas pour l'argent, repetait-il a son neveu, c'est pour la maniere.... Tu sais comment je suis avec les femmes: je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pas qu'elles demandent.... Des qu'elles demandent, ca me vexe, je ne leur fiche pas un radis.
Et, comme sa soeur allait lui rappeler ses promesses:
-Tais-toi, Eleonore! Je sais ce que je dois faire pour la petite.... Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, c'est plus fort que moi. Je n'ai jamais pu en garder une, n'est-ce pas? Gueulin.... Et puis, vraiment, on montre si peu d'egards! Leon n'a seulement pas daigne me souhaiter ma fete.
Madame Josserand reprit sa marche, les poings crispes. C'etait vrai, il y avait encore Leon, qui promettait et qui la lachait comme les autres. En voila un qui n'aurait pas sacrifie une soiree pour le mariage de ses soeurs! Elle venait de decouvrir un petit four, tombe derriere un des vases, et elle le serrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui etait allee delivrer Saturnin, le ramena. Elle l'apaisait, tandis que, hagard, les yeux mefiants, il fouillait les coins, avec la fievre d'un chien longtemps enferme.
-Est-il bete! disait Berthe, il croit qu'on vient de me marier. Et il cherche le mari! Va, mon pauvre Saturnin, tu peux chercher.... Puisque je te dis que c'est rate! Tu sais bien que ca rate toujours.
Alors, madame Josserand eclata.
-Ah! je vous jure que ca ne ratera pas cette fois, quand je devrais moi-meme l'attacher par la patte! Il y en a un qui va payer pour les autres.... Oui, oui, monsieur Josserand, vous avez beau me devisager, avec l'air de ne pas comprendre: la noce se fera, et sans vous, si ca vous deplait.... Entends-tu, Berthe, tu n'as qu'a le ramasser, celui-la!
Saturnin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table. La jeune fille le montra d'un signe; mais madame Josserand eut un geste, comme pour declarer qu'on le ferait disparaitre. Et Berthe murmura:
-C'est donc monsieur Vabre, decidement? Oh! ca m'est egal.... Dire pourtant qu'on ne m'a pas garde un sandwich!
IV
Des le lendemain, Octave s'occupa de Valerie. Il guetta ses habitudes, sut l'heure ou il courait la chance de la rencontrer dans l'escalier; et il s'arrangeait pour monter souvent a sa chambre, profitant du dejeuner qu'il venait prendre chez les Campardon, s'echappant s'il le fallait du Bonheur des Dames, sous un pretexte. Bientot, il remarqua que, tous les jours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfant au jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il se planta sur la porte du magasin, il l'attendit, la salua d'un de ses galants sourires de beau commis. A chacune de leurs rencontres, Valerie repondait poliment de la tete, sans jamais s'arreter; mais il voyait son regard noir bruler de passion, il trouvait des encouragements dans son teint ravage et dans le balancement souple de sa taille.
Son plan etait deja fait, un plan hardi de seducteur habitue a mener cavalierement la vertu des demoiselles de magasin. Il s'agissait simplement d'attirer Valerie dans sa chambre, au quatrieme; l'escalier restait desert et solennel, personne ne les decouvrirait la-haut; et il s'egayait, a l'idee des recommandations morales de l'architecte, car ce n'etait pas amener des femmes, que d'en prendre une dans la maison.