Chaque dimanche, les parents de Marie, monsieur et madame Vuillaume, venaient passer la journee. Comme Octave sortait, le dimanche suivant, il apercut toute la famille en train de prendre le cafe; et il pressait le pas par discretion, lorsque la jeune femme s'etant penchee vivement a l'oreille de son mari, celui-ci se hata de se lever, en disant:
-Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je n'ai pu encore vous remercier. Mais je tiens a vous exprimer combien j'ai ete heureux....
Octave se defendait. Enfin, il dut entrer. Bien qu'il eut deja bu du cafe, on l'obligea d'en accepter une tasse. Pour lui faire honneur, on l'avait place entre monsieur et madame Vuillaume. En face, de l'autre cote de la table ronde, Marie etait reprise d'une de ces confusions, qui, a chaque instant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du coeur au visage. Il la regarda, ne l'ayant jamais vue a l'aise. Mais, comme disait Trublot, ce n'etait pas son ideaclass="underline" elle lui parut pauvre, effacee, la figure plate, les cheveux rares, avec des traits fins et jolis pourtant. Quand elle fut un peu rassuree, elle eut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle elle ne tarissait pas.
-Jules, si tu avais vu monsieur l'emporter entre ses bras.... Ah bien! ca n'a pas traine!
Pichon remercia encore. Il etait grand et maigre, l'air dolent, plie deja a la vie mecanique du bureau, ayant dans ses yeux ternes la resignation hebetee des chevaux de manege.
-De grace! n'en parlons plus, finit par dire Octave. Vraiment, ca ne vaut pas la peine.... Madame, votre cafe est exquis, je n'en ai jamais bu de pareil.
Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-memes devinrent roses.
-Ne la gatez pas, monsieur, dit gravement M. Vuillaume. Son cafe est bon, mais il y en a de meilleur. Et vous voyez comme elle a ete fiere tout de suite!
-La fierte ne vaut rien, declara madame Vuillaume. Nous lui avons toujours recommande la modestie.
Ils etaient tous deux petits et secs, tres vieux, avec des mines grises, la femme serree dans une robe noire, le mari vetu d'une mince redingote, ou l'on ne voyait que la tache d'un large ruban rouge.
-Monsieur, reprit ce dernier, on m'a decore a l'age de soixante ans, le jour ou j'ai eu ma retraite, apres avoir ete pendant trente-neuf ans commis redacteur au ministere de l'instruction publique. Eh bien! monsieur, ce jour-la, j'ai dine comme les autres jours, sans que l'orgueil me derangeat de mes habitudes.... La croix m'etait due, je le savais. J'ai ete simplement penetre de reconnaissance.
Son existence etait claire, il voulait que tout le monde la connut. Apres vingt-cinq ans de service, on l'avait mis a quatre mille francs. Sa retraite etait donc de deux mille. Mais il avait du rentrer comme expeditionnaire a quinze cents, ayant eu leur petite Marie sur le tard, lorsque madame Vuillaume n'esperait plus ni fille ni garcon. Maintenant que l'enfant se trouvait casee, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rue Durantin, a Montmartre, ou la vie etait moins chere.
-J'ai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voila, et voila, mon gendre!
Pichon le contemplait, les yeux sur sa decoration, silencieux et las. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui, etait le dernier ne d'une fruitiere, qui avait mange sa boutique pour faire de son fils un bachelier, parce que tout le quartier le disait tres intelligent; et elle etait morte insolvable, huit jours avant le triomphe a la Sorbonne. Apres trois ans de vache enragee chez un oncle, il avait eu le bonheur inespere d'entrer au ministere, qui devait le mener a tout, et ou deja il s'etait marie.
-On fait son devoir, le gouvernement fait le sien, murmura-t-il, en etablissant le calcul machinal qu'il avait encore trente-six ans a attendre pour etre decore et obtenir deux mille francs de retraite.
Puis, il se tourna vers Octave.
-Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sont lourds.
-Sans doute, dit madame Vuillaume. Si nous en avions eu un second, jamais nous n'aurions pu joindre les deux bouts.... Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que j'ai exige, en vous donnant Marie: un enfant, pas plus, ou nous nous facherions!... Les ouvriers seuls pondent des petits comme les poules, sans s'inquieter de ce que ca coutera. Il est vrai qu'ils les lachent sur le pave, de vrais troupeaux de betes, qui m'ecoeurent dans les rues.
Octave avait regarde Marie, croyant que ce sujet delicat allait empourprer ses joues. Mais elle restait pale, elle approuvait sa mere, avec une serenite d'ingenue. Il s'ennuyait mortellement et ne savait de quelle facon se retirer. Dans la petite salle a manger froide, ces gens passaient ainsi l'apres-midi, en machant toutes les cinq minutes des paroles lentes, ou ils ne parlaient que de leurs affaires. Les dominos eux-memes les derangeaient trop.
Madame Vuillaume, maintenant, expliquait ses idees. Au bout d'un long silence, qui les laissa tous quatre sans embarras, comme s'ils avaient eprouve le besoin de se refaire des idees, elle reprit:
-Vous n'avez pas d'enfant, monsieur? Ca viendra.... Ah! c'est une responsabilite, surtout pour une mere! Moi, quand cette petite-la est nee, j'avais quarante-neuf ans, monsieur, un age ou l'on sait heureusement se conduire. Un garcon encore pousse tout seul, mais une fille! Et j'ai la consolation d'avoir fait mon devoir, oh! oui!
Alors, par phrases breves, elle dit son plan d'education. L'honnetete d'abord. Pas de jeux dans l'escalier, la petite toujours chez elle, et gardee de pres, car les gamines ne pensent qu'au mal. Les portes fermees, les fenetres closes, jamais de courants d'air, qui apportent les vilaines choses de la rue. Dehors, ne point lacher la main de l'enfant, l'habituer a tenir les yeux baisses, pour eviter les mauvais spectacles. En fait de religion, pas d'abus, ce qu'il en faut comme frein moral. Puis, quand elle a grandi, prendre des maitresses, ne pas la mettre dans les pensionnats, ou les innocentes se corrompent; et encore assister aux lecons, veiller a ce qu'elle doit ignorer, cacher les journaux bien entendu, et fermer la bibliotheque.
-Une demoiselle en sait toujours de trop, declara la vieille dame en terminant.
Pendant que sa mere parlait, Marie, les yeux vagues, regardait dans le vide. Elle revoyait le petit logement cloitre, ces pieces etroites de la rue Durantin, ou il ne lui etait pas permis de s'accouder a la fenetre. C'etait une enfance prolongee, toutes sortes de defenses qu'elle ne comprenait pas, des lignes que sa mere raturait a l'encre sur leur journal de mode, et dont les barres noires la faisaient rougir, des lecons expurgees qui embarrassaient ses maitresses elles-memes, lorsqu'elle les questionnait. Enfance tres douce d'ailleurs, croissance molle et tiede de serre chaude, reve eveille ou les mots de la langue et les faits de chaque jour se deformaient en significations niaises. Et, a cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs, elle avait aux levres le rire d'une enfant, restee ignorante dans le mariage.
-Vous me croirez si vous voulez, monsieur, dit M. Vuillaume, mais ma fille n'avait pas encore lu un seul roman, a dix-huit ans passes.... N'est-ce pas, Marie?
-Oui, papa.
-J'ai, continua-t-il, un George Sand tres bien relie, et malgre les craintes de sa mere, je me suis decide a lui permettre, quelques mois avant son mariage, la lecture d'Andre, une oeuvre sans danger, toute d'imagination, et qui eleve l'ame.... Moi, je suis pour une education liberale. La litterature a certainement des droits.... Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire, monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant: preuve qu'il n'y a rien de tel qu'une imagination pure pour comprendre le genie.
-C'est si beau! murmura la jeune femme, dont les yeux brillerent.
Mais Pichon ayant expose cette theorie: pas de romans avant le mariage, tous les romans apres le mariage, madame Vuillaume hocha la tete. Elle ne lisait jamais, et s'en trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sa solitude.