Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que des rapports se fussent etablis, a son gre, lorsqu'un desir ou le desoeuvrement le ramenait pres d'elle, ni l'un ni l'autre ne se tutoyait encore. Il descendit enfin; et elle, penchee au-dessus de la rampe, le suivait des yeux.
A la meme minute, tout un drame se passait chez les Josserand. La soiree des Duveyrier ou ils se rendaient, allait, dans l'esprit de la mere, decider du mariage de Berthe et d'Auguste Vabre. Celui-ci, vivement attaque depuis quinze jours, hesitait encore, travaille de doutes evidents sur la question de la dot. Aussi, madame Josserand, pour frapper un coup decisif, avait-elle ecrit a son frere, lui annoncant le projet de mariage et lui rappelant ses promesses, avec l'espoir qu'il s'engagerait, dans sa reponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toute la famille attendait neuf heures devant le poele de la salle a manger, habillee, sur le point de descendre, lorsque M. Gourd avait monte une lettre de l'oncle Bachelard, oubliee sous la tabatiere de madame Gourd, depuis la derniere distribution.
-Ah! enfin! dit madame Josserand, en decachetant la lettre.
Le pere et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire. Autour d'eux, Adele, qui avait du habiller ces dames, tournait de son air lourd, desservant la table ou trainait encore la vaisselle du diner. Mais madame Josserand etait devenue toute pale.
-Rien! rien! begaya-t-elle, pas une phrase nette!... Il verra plus tard, au moment du mariage.... Et il ajoute qu'il nous aime bien tout de meme.... Quelle fichue canaille!
M. Josserand, en habit, etait tombe sur une chaise. Hortense et Berthe s'assirent egalement, les jambes cassees; et elles restaient la, l'une en bleu, l'autre en rose, dans leurs eternelles toilettes, retapees une fois de plus.
-Je l'ai toujours dit, murmura le pere, Bachelard nous exploite.... Jamais il ne lachera un sou.
Debout, vetue de sa robe feu, madame Josserand relisait la lettre. Puis, elle eclata.
-Ah! les hommes!... Celui-la, n'est-ce pas? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Eh bien! pas du tout! Il a beau n'avoir jamais sa raison, il ouvre l'oeil, des qu'on lui parle d'argent.... Ah! les hommes!
Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette lecon s'adressait.
-C'est au point, voyez-vous, que je me demande quelle rage vous prend de vouloir vous marier.... Allez, si vous en aviez par-dessus la tete, comme moi! Pas un garcon qui vous aime pour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander! Des oncles millionnaires qui, apres s'etre fait nourrir pendant vingt ans, ne donneraient seulement pas une dot a leurs nieces! Des maris incapables, oh! oui, monsieur, incapables!
M. Josserand baissa la tete. Cependant, Adele, sans meme ecouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d'un coup, la colere de madame Josserand tomba sur elle.
-Que faites-vous la, a nous moucharder?... Allez donc voir dans la cuisine si j'y suis!
Et elle conclut.
-Enfin, tout pour ces vilains moineaux, et, pour nous, une brosse, si le ventre nous demange.... Tenez! ils ne sont bons qu'a etre fichus dedans! Rappelez-vous ce que je dis!
Hortense et Berthe hocherent la tete, comme penetrees de ces conseils. Depuis longtemps, leur mere les avaient convaincues de la parfaite inferiorite des hommes, dont l'unique role devait etre d'epouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle a manger fumeuse, ou la debandade du couvert, laissee par Adele, mettait une odeur enfermee de nourriture. Les Josserand, en grande toilette, epars et accables sur des sieges, oubliaient le concert des Duveyrier, songeaient aux continuelles deceptions de l'existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait les ronflements de Saturnin, qu'ils avaient couche de bonne heure.
Enfin, Berthe parla.
-C'est rate alors.... On se deshabille?
Mais, du coup, madame Josserand retrouva son energie. Hein? quoi? se deshabiller! et pourquoi donc? est-ce qu'ils n'etaient pas honnetes, est-ce que leur alliance n'en valait pas une autre? Le mariage se ferait quand meme, ou elle creverait plutot. Et, rapidement, elle distribua les roles: les deux demoiselles recurent l'ordre d'etre tres aimables pour Auguste, de ne plus le lacher, tant qu'il n'aurait pas fait le saut; le pere avait la mission de conquerir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours comme eux, si cela etait a la portee de son intelligence; quant a elle, desireuse de ne rien negliger, elle se chargeait des femmes, elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, se recueillant, jetant un dernier coup d'oeil autour de la salle a manger, comme pour voir si elle n'oubliait aucune arme, elle prit un air terrible d'homme de guerre qui conduirait ses filles au massacre, et dit ce seul mot d'une voix forte:
-Descendons!
Ils descendirent. Dans la solennite de l'escalier, M. Josserand etait plein de trouble, car il prevoyait des choses desagreables pour sa conscience trop etroite de brave homme.
Lorsqu'ils entrerent, on s'ecrasait deja chez les Duveyrier. Le piano a queue, enorme, tenait tout un panneau du salon, devant lequel les dames se trouvaient rangees, sur des files de chaises, comme au theatre; et deux flots epais d'habits noirs debordaient, aux portes laissees grandes ouvertes de la salle a manger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les six lampes posees sur des consoles, eclairaient d'une clarte aveuglante de plein jour la piece blanc et or, dans laquelle tranchait violemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisait chaud, les eventails soufflaient, de leur haleine reguliere, les penetrantes odeurs des corsages et des epaules nues.
Mais, justement, madame Duveyrier se mettait au piano. D'un geste, madame Josserand, souriante, la supplia de ne pas se deranger; et elle laissa ses filles au milieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valerie et madame Juzeur. M. Josserand avait gagne le petit salon, ou le proprietaire, M. Vabre, sommeillait a sa place habituelle, dans le coin d'un canape. On voyait encore la Campardon, Theophile et Auguste Vabre, le docteur Juillerat, l'abbe Mauduit, faisant un groupe; tandis que Trublot et Octave, qui s'etaient retrouves, venaient de fuir la musique, au fond de la salle a manger. Pres d'eux, derriere le flot des habits noirs, Duveyrier, de taille haute et maigre, regardait fixement sa femme assise au piano, attendant le silence. A la boutonniere de son habit, il portait le ruban de la Legion d'honneur, en un petit noeud correct.
-Chut! chut! taisez-vous! murmurerent des voix amies.
Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d'une extreme difficulte d'execution. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d'une paleur et d'un froid de neige; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exageree, dont elle vivait, sans aucun autre besoin d'esprit ni de chair. Duveyrier continuait a la regarder; puis, des les premieres mesures, une exasperation nerveuse lui amincit les levres, il s'ecarta, se tint au fond de la salle a manger. Sur sa face rasee, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sang mauvais, toute une acrete brulant a fleur de peau.
Trublot, qui l'examinait, dit tranquillement:
-Il n'aime pas la musique.
-Moi non plus, repondit Octave.
-Oh! vous, ca n'a pas le meme inconvenient.... Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu'un autre, mais pousse par tout le monde. D'une vieille famille bourgeoise, un pere ancien president. Attache au parquet des sa sortie de l'Ecole, puis juge suppleant a Reims, de la juge a Paris, au tribunal de premiere instance, decore, et enfin conseiller a la cour, avant quarante-cinq ans.... Hein! c'est raide! Mais il n'aime pas la musique, le piano a gate sa vie.... On ne peut pas tout avoir.
Cependant, Clotilde enlevait les difficultes avec un sang-froid extraordinaire. Elle etait a son piano comme une ecuyere sur son cheval. Octave s'interessa uniquement au travail furieux de ses mains.
-Voyez donc ses doigts, dit-il, c'est epatant!... Ca doit lui faire mal, au bout d'un quart d'heure.