Octave hesitait, inquiet du noeud de sa cravate, trouble dans sa passion d'une mise correcte. Pourtant, il se decida, lorsque madame Campardon lui eut jure qu'il etait tres convenable. D'un mouvement languissant, elle avait tendu le front a son mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse, repetant:
-Adieu, mon chat.... adieu, ma cocotte....
-Vous savez, on dine a sept heures, dit-elle en les accompagnant a travers le salon, ou ils cherchaient leurs chapeaux.
Angele les suivait, sans grace. Mais son professeur de piano l'attendait, et tout de suite elle tapa sur l'instrument, de ses doigts secs. Octave, qui s'attardait dans l'antichambre a remercier encore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l'escalier, le piano sembla le poursuivre: au milieu du silence tiede, chez madame Juzeur, chez les Vabre, chez les Duveyrier, d'autres pianos repondaient, jouant a chaque etage d'autres airs qui sortaient, lointains et religieux, du recueillement des portes.
En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il se taisait, de l'air absorbe d'un homme qui cherche une transition.
-Vous vous rappelez mademoiselle Gasparine? demanda-t-il enfin. Elle est premiere demoiselle chez les Hedouin.... Vous allez la voir.
Octave crut l'occasion venue de contenter sa curiosite.
-Ah! dit-il. Elle loge chez vous?
-Non! non! s'ecria l'architecte vivement et comme blesse.
Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, il continua, gene, avec douceur:
-Non, elle et ma femme ne se voient plus.... Vous savez, dans les familles.... Moi, je l'ai rencontree, et je n'ai pu lui refuser la main, n'est-ce pas? d'autant plus qu'elle ne roule guere sur l'or, la pauvre fille. Ca fait que, maintenant, elles ont par moi de leurs nouvelles.... Dans ces vieilles querelles, il faut laisser le temps fermer les blessures.
Octave se decidait a l'interroger carrement sur son mariage, lorsque l'architecte coupa court, en disant:
-Nous y voila!
C'etait, a l'encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodiere, un magasin de nouveautes dont la porte ouvrait sur le triangle etroit de la place Gaillon. Barrant deux fenetres de l'entresol, une enseigne portait, en grandes lettres dedorees: Au bonheur des Dames, maison fondee en 1822; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale: Deleuze, Hedouin et Cie.
-Cela n'a pas le chic moderne, mais c'est honnete et c'est solide, expliquait rapidement Campardon. Monsieur Hedouin, un ancien commis, a epouse la fille de l'aine des Deleuze, qui est mort il y a deux ans; de sorte que la maison est dirigee maintenant par le jeune menage, le vieil oncle Deleuze et un autre associe, je crois, qui tous deux se tiennent a l'ecart.... Vous verrez madame Hedouin. Oh! une femme de tete!... Entrons.
Justement, M. Hedouin etait a Lille, pour un achat de toile. Ce fut madame Hedouin qui les recut. Elle etait debout, un porte-plume derriere l'oreille, donnant des ordres a deux garcons de magasin qui rangeaient des pieces d'etoffe dans des cases; et elle lui apparut si grande, si admirablement belle avec son visage regulier et ses bandeaux unis, si gravement souriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col plat et une petite cravate d'homme, qu'Octave, peu timide de sa nature pourtant, balbutia. Tout fut regle en quelques mots.
-Eh bien! dit-elle de son air tranquille, avec sa grace accoutumee de marchande, puisque vous etes libre, visitez le magasin.
Elle appela un commis, lui confia Octave; puis, apres avoir repondu poliment, sur une question de Campardon, que mademoiselle Gasparine etait en course, elle tourna le dos, elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce et breve.
-Pas la, Alexandre.... Mettez les soies en haut.... Ce n'est plus la meme marque, prenez garde!
Campardon, hesitant, dit enfin a Octave qu'il repasserait le prendre, pour le diner. Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal eclaire, petit, encombre de marchandises, qui debordaient du sous-sol, s'entassaient dans les coins; ne laissaient que des passages etrangles entre des murailles hautes de ballots. A plusieurs reprises, il s'y rencontra avec madame Hedouin, affairee, filant par les plus etroits couloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblait l'ame vive et equilibree de la maison, dont tout le personnel obeissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave etait blesse qu'elle ne le regardat pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il remontait une derniere fois du sous-sol, on lui dit que Campardon etait au premier, avec mademoiselle Gasparine. Il y avait la un comptoir de lingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de l'escalier tournant, derriere une pyramide faite de pieces de calicot symetriquement rangees, le jeune homme s'arreta net, en entendant l'architecte tutoyer Gasparine.
-Je te jure que non! criait-il, s'oubliant jusqu'a hausser la voix.
Il y eut un silence.
-Comment se porte-t-elle? demanda la jeune femme.
-Mon Dieu! toujours la meme chose. Ca va, ca vient.... Elle sent bien que c'est fini, maintenant. Jamais ca ne se remettra.
Gasparine reprit d'une voix apitoyee:
-Mon pauvre ami, c'est toi qui es a plaindre. Enfin, puisque tu as pu t'arranger d'une autre facon.... Dis-lui combien je suis chagrine de la savoir toujours souffrante....
Campardon, sans la laisser achever, l'avait saisie aux epaules et la baisait rudement sur les levres, dans l'air chauffe de gaz, qui s'alourdissait deja sous le plafond bas. Elle lui rendit son baiser, en murmurant:
-Si tu peux, demain matin, a six heures.... Je resterai couchee. Frappe trois coups.
Octave, etourdi, commencant a comprendre, toussa et se montra. Une autre surprise l'attendait: la cousine Gasparine s'etait sechee, maigre, anguleuse, la machoire saillante, les cheveux durs; et elle n'avait garde que ses grands yeux superbes, dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa bouche ardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose l'avait charme, par son epanouissement tardif de blonde indolente.
Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenait de Plassans, elle parla au jeune homme des jours d'autrefois. Quand ils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. En bas, madame Hedouin dit simplement a Octave:
-A demain, monsieur.
Dans la rue, assourdi par les fiacres, bouscule par les passants, le jeune homme ne put s'empecher de faire remarquer que cette dame etait tres belle, mais qu'elle n'avait pas l'air aimable. Sur le pave noir et boueux, des vitrines claires de magasins fraichement decores, flambant de gaz, jetaient des carres de vive lumiere; tandis que de vieilles boutiques, aux etalages obscurs, attristaient la chaussee de trous d'ombre, eclairees seulement a l'interieur par des lampes fumeuses, qui brulaient comme des etoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin, un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, l'architecte salua, en passant devant une de ces boutiques.
Une jeune femme, mince et elegante, drapee dans un mantelet de soie, se tenait debout sur le seuil, tirant a elle un petit garcon de trois ans, pour qu'il ne se fit pas ecraser. Elle causait avec une vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, qu'elle tutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre de tenebres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins; elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui se fixerent un instant sur lui comme deux flammes. Derriere, la boutique s'enfoncait, humide, pareille a une cave, d'ou montait une vague odeur de salpetre.
-C'est madame Valerie, la femme de monsieur Theophile Vabre, le fils cadet du proprietaire: vous savez, les gens du premier? reprit Campardon, quand il eut fait quelques pas. Oh! une dame bien charmante!... Elle est nee dans cette boutique, une des merceries les plus achalandees du quartier, que ses parents, monsieur et madame Louhette, tiennent encore, pour s'occuper. Ils y ont gagne des sous, je vous en reponds!