-Alors, on va se coucher? demanda Hortense. Moi, j'ai faim.
-Oh! et moi donc! dit Berthe. Je creve.
-Comment! vous avez faim! cria madame Josserand, outree. Vous n'avez donc pas mange de la brioche, la-bas? En voila des dindes! Mais on mange!... Moi, j'ai mange.
Ces demoiselles resisterent. Elles avaient faim, elles en etaient malades. Et la mere finit par les accompagner a la cuisine, pour voir s'il ne restait pas quelque chose. Aussitot, furtivement, le pere se remit a ses bandes. Il savait bien que, sans ses bandes, le luxe du menage aurait disparu; et c'etait pourquoi, malgre les dedains et les querelles injustes, il s'entetait jusqu'au jour dans ce travail secret, heureux comme un brave homme lorsqu'il s'imaginait qu'un bout de dentelle en plus deciderait d'un riche mariage. Puisqu'on rognait deja sur la nourriture, sans pouvoir suffire aux toilettes et aux receptions du mardi, il se resignait a sa besogne de martyr, vetu de loques, pendant que la mere et les filles battaient les salons, avec des fleurs dans les cheveux.
-Mais c'est une infection, ici! cria madame Josserand en entrant dans la cuisine. Dire que je ne puis pas obtenir de ce torchon d'Adele qu'elle laisse la fenetre entr'ouverte! Elle pretend que, le matin, la piece est gelee.
Elle etait allee ouvrir la fenetre, et de l'etroite cour de service montait une humidite glaciale, une odeur fade de cave moisie. La bougie que Berthe avait allumee, faisait danser sur le mur d'en face des ombres colossales d'epaules nues.
-Et comme c'est tenu! continuait madame Josserand, flairant partout, mettant son nez dans les endroits malpropres. Elle n'a pas lave sa table depuis quinze jours.... Voila des assiettes d'avant-hier. Ma parole, c'est degoutant!... Et son evier, tenez! sentez-moi un peu son evier!
Sa colere se fouettait. Elle bousculait la vaisselle de ses bras blanchis de poudre de riz et charges de cercles d'or; elle trainait sa robe feu au milieu des taches, accrochant des ustensiles jetes sous les tables, compromettant parmi les epluchures son luxe laborieux. Enfin, la vue d'un couteau ebreche la fit eclater.
-Je la flanque demain matin a la porte!
-Tu seras bien avancee, dit tranquillement Hortense. Nous n'en gardons pas une. C'est la premiere qui soit restee trois mois.... Des qu'elles sont un peu propres et qu'elles savent faire une sauce blanche, elles filent.
Madame Josserand pinca les levres. En effet, Adele seule, debarquee a peine de sa Bretagne, bete et pouilleuse, pouvait tenir dans cette misere vaniteuse de bourgeois, qui abusaient de son ignorance et de sa salete pour la mal nourrir. Vingt fois deja, a propos d'un peigne trouve sur le pain ou d'un fricot abominable qui leur donnait des coliques, ils avaient parle de la renvoyer; puis, ils se resignaient, devant l'embarras de la remplacer, car les voleuses elles-memes refusaient d'entrer chez eux, dans cette "boite", ou les morceaux de sucre etaient comptes.
-C'est que je ne vois rien du tout! murmura Berthe, qui fouillait une armoire.
Les planches avaient le vide melancolique et le faux luxe des familles ou l'on achete de la basse viande, afin de pouvoir mettre des fleurs sur la table. Il ne trainait la que des assiettes de porcelaine a filets dores, absolument nettes, une brosse a pain dont le manche se desargentait, des burettes ou l'huile et le vinaigre avaient seche; et pas une croute oubliee, pas une miette de desserte, ni un fruit, ni une sucrerie, ni un restant de fromage. On sentait que la faim d'Adele, jamais contentee, torchait, jusqu'a dedorer les plats, les rares fonds de sauce laisses par les maitres.
-Mais elle a donc mange tout le lapin! cria madame Josserand.
-C'est vrai, dit Hortense, il restait le morceau de la queue.... Ah! non, le voici. Aussi ca m'etonnait qu'elle eut ose.... Vous savez, je le prends. Il est froid, mais tant pis!
Berthe furetait de son cote, inutilement. Enfin, elle mit la main sur une bouteille, dans laquelle sa mere avait delaye un vieux pot de confiture, de facon a fabriquer du sirop de groseille pour ses soirees. Elle s'en versa un demi-verre, en disant:
-Tiens, une idee! je vais tremper du pain la-dedans, moi!... Puisqu'il n'y a que ca!
Mais madame Josserand, inquiete, la regardait avec severite.
-Ne te gene pas, emplis le verre pendant que tu y es!... Demain, n'est-ce pas? j'offrirai de l'eau a ces dames et a ces messieurs?
Heureusement, un nouveau mefait d'Adele interrompit sa reprimande. Elle tournait toujours, cherchant des crimes, lorsqu'elle apercut un volume sur la table; et ce fut une explosion supreme.
-Ah! la sale! elle a encore apporte mon Lamartine dans la cuisine!
C'etait un exemplaire de Jocelyn. Elle le prit, le frotta, comme si elle l'eut essuye; et elle repetait qu'elle lui avait defendu vingt fois de le trainer ainsi partout, pour ecrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s'etaient partage le petit morceau de pain qui restait; puis, emportant leur souper, elles avaient dit qu'elles voulaient se deshabiller d'abord. La mere jeta sur le fourneau glace un dernier coup d'oeil, et retourna dans la salle a manger, en tenant son Lamartine etroitement serre sous la chair debordante de son bras.
M. Josserand continua d'ecrire. Il esperait que sa femme se contenterait de l'accabler d'un regard de mepris, en traversant la piece pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveau sur une chaise, en face de lui, et le regarda fixement, sans parler. Il sentait ce regard, il etait pris d'une telle anxiete, que sa plume crevait le papier mince des bandes.
-C'est donc vous qui avez empeche Adele de faire une creme pour demain soir? dit-elle enfin.
Il se decida a lever la tete, stupefait.
-Moi, ma bonne!
-Oh! vous allez encore dire non, comme toujours.... Alors, pourquoi n'a-t-elle pas fait la creme que je lui ai commandee?... Vous savez bien que demain, avant notre soiree, nous avons a diner l'oncle Bachelard, dont la fete tombe tres mal, juste un jour de reception. S'il n'y a pas une creme, il faudra une glace, et voila encore cinq francs jetes a l'eau!
Il n'essaya pas de se disculper. N'osant reprendre son travail, il se mit a jouer avec son porte-plume. Un silence regna.
-Demain matin, reprit madame Josserand, vous me ferez le plaisir d'entrer chez les Campardon et de leur rappeler tres poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour le soir.... Leur jeune homme est arrive cette apres-midi. Priez-les de l'amener. Entendez-vous, je veux qu'il vienne.
-Quel jeune homme?
-Un jeune homme, ce serait trop long a vous expliquer.... J'ai pris mes renseignements. Il faut bien que j'essaye de tout, puisque vous me lachez vos filles sur les bras, comme un paquet de sottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui du grand Turc.
Cette idee ralluma sa colere.
-Vous le voyez, je me contiens, mais j'en ai, oh! j'en ai par-dessus la tete!... Ne dites rien, monsieur, ne dites rien, ou vraiment j'eclate....
Il ne dit rien, et elle eclata quand meme.
-A la fin, c'est insoutenable! Je vous avertis, moi, que je file un de ces quatre matins, et que je vous plante la, avec vos deux cruches de filles.... Est-ce que j'etais nee pour cette vie de sans-le-sou? Toujours couper les liards en quatre, se refuser jusqu'a une paire de bottines, ne pas meme pouvoir recevoir ses amis d'une facon propre! Et tout cela par votre faute!... Ah! ne remuez pas la tete, ne m'exasperez pas davantage! Oui, par votre faute!... Vous m'avez trompee, monsieur, ignoblement trompee. On n'epouse pas une femme, quand on est decide a la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron, vous posiez pour un bel avenir, vous etiez l'ami des fils de votre patron, de ces freres Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichus de vous.... Comment? vous osez pretendre qu'ils ne se sont pas fichus de vous? Mais vous devriez etre leur associe, a cette heure! C'est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu'elle est, une des premieres maisons de Paris, et vous etes reste leur caissier, un subalterne, un homme a gage.... Tenez! vous manquez de coeur, taisez-vous.