-J'ai huit mille francs, murmura l'employe. C'est un beau poste.
-Un beau poste, apres plus de trente ans de service! reprit madame Josserand. On vous mange, et vous etes ravi.... Savez-vous ce que j'aurais fait, moi? eh bien! j'aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C'etait si facile, j'avais vu ca en vous epousant, je n'ai cesse de vous y pousser depuis. Mais il fallait de l'initiative et de l'intelligence, il s'agissait de ne pas s'endormir sur son rond de cuir, comme un empote.
-Voyons, interrompit M. Josserand, vas-tu maintenant me reprocher d'avoir ete honnete?
Elle se leva, s'avanca vers lui, en brandissant son Lamartine.
-Honnete! comment l'entendez-vous?... Soyez d'abord honnete envers moi. Les autres ne viennent qu'ensuite, j'espere! Et, je vous le repete, monsieur, c'est ne pas etre honnete que de mettre une jeune fille dedans, en ayant l'air de vouloir etre riche un jour, puis en s'abrutissant a garder la caisse des autres. Vrai, j'ai ete filoutee d'une jolie facon!... Ah! si c'etait a refaire, et si j'avais seulement connu votre famille!
Elle marchait violemment. Il ne put retenir un commencement d'impatience, malgre son grand desir de paix.
-Tu devrais aller te coucher, Eleonore, dit-il. Il est plus d'une heure, et je t'assure que ce travail est presse.... Ma famille ne t'a rien fait, n'en parle pas.
-Tiens! pourquoi donc? Votre famille n'est pas plus sacree qu'une autre, je pense.... Personne n'ignore, a Clermont, que votre pere, apres avoir vendu son etude d'avoue, s'est laisse ruiner par une bonne. Vous auriez marie vos filles depuis longtemps, s'il n'avait pas couru la gueuse, a soixante-dix ans passes. Encore un qui m'a filoutee!
M. Josserand avait pali. Il repondit d'une voix tremblante, qui peu a peu s'elevait:
-Ecoutez, ne nous jetons pas une fois de plus nos familles a la tete.... Votre pere ne m'a jamais paye votre dot, les trente mille francs qu'il avait promis.
-Hein? quoi? trente mille francs!
-Parfaitement, ne faites pas l'etonnee.... Et si mon pere a eprouve des malheurs, le votre s'est conduit d'une facon indigne a notre egard. Jamais je n'ai vu clair dans sa succession, il y a eu la toutes sortes de tripotages, pour que le pensionnat de la rue des Fosses-Saint-Victor restat au mari de votre soeur, ce pion rape qui ne nous salue plus aujourd'hui.... Nous avons ete voles comme dans un bois.
Madame Josserand, toute blanche, s'etranglait, devant la revolte inconcevable de son mari.
-Ne dites pas du mal de papa! Il a ete l'honneur de l'enseignement pendant quarante ans. Allez donc parler de l'institution Bachelard dans le quartier du Pantheon!... Et quant a ma soeur et a mon beau-frere, ils sont ce qu'ils sont, ils m'ont volee, je le sais; mais ce n'est pas a vous de le dire, je ne le souffrirai pas, entendez-vous!... Est-ce que je vous parle, moi, de votre soeur des Andelys, qui s'est sauvee avec un officier! Oh! c'est propre, de votre cote!
-Un officier qui l'a epousee, madame.... Il y a encore l'oncle Bachelard, votre frere, un homme sans moeurs....
-Mais vous devenez fou, monsieur! Il est riche, il gagne ce qu'il veut dans la commission, et il a promis de doter Berthe.... Vous ne respectez donc rien?
-Ah! oui, doter Berthe! Voulez-vous parier qu'il ne donnera pas un sou, et que nous aurons supporte inutilement ses habitudes repugnantes? Il me fait honte, quand il vient ici. Un menteur, un noceur, un exploiteur qui specule sur la situation, qui depuis quinze ans, en nous voyant a genoux devant sa fortune, m'emmene chaque samedi passer deux heures dans son bureau, pour que je verifie ses ecritures! Ca lui economise cent sous.... Nous en sommes encore a connaitre la couleur de ses cadeaux.
Madame Josserand, l'haleine coupee, se recueillit un instant. Puis, elle poussa ce dernier cri:
-Vous avez bien un neveu dans la police, monsieur!
Il y eut un nouveau silence. La petite lampe palissait, des bandes volaient sous les gestes fievreux de M. Josserand; et il regardait sa femme en face, sa femme decolletee, decide a tout dire et fremissant de son courage.
-Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses, reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pas mettre la maison sur un pied superieur a notre fortune. C'est votre maladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour, de donner du the et des gateaux....
Elle ne le laissa pas achever.
-Nous y voila! Enfermez-moi tout de suite dans une boite. Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main.... Et vos filles, monsieur, qui epouseront-elles, si nous ne voyons personne? Il n'y a pas foule deja.... Sacrifiez-vous donc, pour qu'on vous juge ensuite avec cette bassesse de coeur!
-Tous, madame, nous nous sommes sacrifies. Leon a du s'effacer devant ses soeurs; et il a quitte la maison, ne comptant plus que sur lui-meme. Quant a Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas meme lire.... Moi, je me prive de tout, je passe les nuits....
-Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur?... Vous n'allez peut-etre pas leur reprocher leur instruction? A votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacite d'Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l'Oise, et dont la derniere peinture, certainement, enchantera demain nos invites.... Mais vous, monsieur, vous n'etes pas meme un pere, vous auriez envoye vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension.
-Eh! j'avais pris une assurance sur la tete de Berthe. N'est-ce pas vous, madame, qui, au quatrieme versement, vous etes servie de l'argent pour faire recouvrir le meuble du salon? Et, depuis, vous avez meme negocie les primes versees.
-Certes! puisque vous nous laissez mourir de faim.... Ah! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent Sainte-Catherine.
-Me mordre les doigts!... Mais, tonnerre de Dieu! c'est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirees ridicules!
Jamais M. Josserand n'etait alle si loin. Madame Josserand, suffoquee, begayait les mots: "Moi, moi, ridicule!" lorsque la porte s'ouvrit: Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, depeignees, les pieds dans des savates.
-Ah bien! ce qu'il fait froid, chez nous! dit Berthe en grelottant. Ca vous gele les morceaux dans la bouche.... Ici, au moins, il y a eu du feu, ce soir.
Et toutes deux trainerent des chaises, s'assirent contre le poele, qui gardait un reste de tiedeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu'elle epluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D'ailleurs, les parents, lances, ne parurent pas meme s'apercevoir de leur entree. Ils continuerent.
-Ridicule, ridicule, monsieur!... Je ne le serai plus, ridicule! Je veux qu'on me coupe la tete, si j'use encore une paire de gants pour les marier.... A votre tour! Et tachez de n'etre pas plus ridicule que moi!
-Parbleu! madame, maintenant que vous les avez promenees et compromises partout! Mariez-les, ne les mariez pas, je m'en fiche!
-Je m'en fiche plus encore, monsieur Josserand! Je m'en fiche tellement, que je vais les flanquer a la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le coeur vous en dise, vous pouvez meme les suivre, la porte est ouverte.... Ah! Seigneur! quel debarras!
Ces demoiselles ecoutaient tranquillement, habituees a ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombee des epaules, frottant doucement leur peau nue contre la faience tiede du poele; et elles etaient charmantes de jeunesse, dans ce debraille, avec leur faim goulue et leurs yeux gros de sommeil.
-Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, a son bureau.... Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules.
Ce fut une diversion. Le pere, a bout de force, feignit de se remettre a ses bandes; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant ecrire, les mains agitees d'un tremblement. Cependant, la mere, qui tournait dans la piece comme une lionne lachee, s'etait plantee devant Hortense.