-Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche!... Jamais ton Verdier ne t'epousera.
-Ca, c'est mon affaire, repondit carrement la jeune fille.
Apres avoir refuse avec mepris cinq ou six pretendants, un petit employe, le fils d'un tailleur, d'autres garcons qu'elle trouvait sans avenir, elle s'etait decidee pour un avocat, rencontre chez les Dambreville et age deja de quarante ans. Elle le jugeait tres fort, destine a une grande fortune. Mais le malheur etait que Verdier vivait depuis quinze ans avec une maitresse, qui passait meme pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s'en montrait pas autrement inquiete.
-Mon enfant, dit le pere en levant de nouveau la tete, je t'avais priee de ne pas songer a ce mariage.... Tu connais la situation.
Elle s'arreta de sucer son os, et d'un air d'impatience:
-Apres?... Verdier m'a promis de la lacher. C'est une dinde.
-Hortense, tu as tort de parler de la sorte.... Et si ce garcon te lache aussi, un jour, pour retourner avec celle que tu lui auras fait quitter?
-Ca, c'est mon affaire, repeta la jeune fille de sa voix breve.
Berthe ecoutait, au courant de cette histoire, dont elle discutait journellement les eventualites avec sa soeur. D'ailleurs, comme son pere, elle etait pour la pauvre femme, qu'on parlait de mettre a la rue, apres quinze ans de menage. Mais madame Josserand intervint.
-Laissez donc! ces malheureuses finissent toujours par retourner au ruisseau. Seulement, c'est Verdier qui n'aura jamais la force de s'en separer.... Il te fait aller, ma chere. A ta place, je ne l'attendrais pas une seconde, je tacherais d'en trouver un autre.
La voix d'Hortense devint plus aigre, tandis que deux taches livides lui montaient aux joues.
-Maman, tu sais comment je suis.... Je le veux et je l'aurai. Jamais je n'en epouserai un autre, quand je devrais l'attendre cent ans.
La mere haussa les epaules.
-Et tu traites les autres de dindes!
Mais la jeune fille s'etait levee, fremissante.
-Hein? ne tombe pas sur moi! cria-t-elle. J'ai fini mon lapin, j'aime mieux aller me coucher.... Puisque tu n'arrives pas a nous marier, il faut bien nous permettre de le faire a notre guise.
Et elle se retira, elle referma violemment la porte. Madame Josserand s'etait tournee avec majeste vers son mari. Elle eut ce mot profond:
-Voila, monsieur, comment vous les avez elevees!
M. Josserand ne protesta pas, occupe a se cribler un ongle de petits points d'encre, en attendant de pouvoir ecrire. Berthe, qui avait acheve son pain, trempait un doigt dans le verre, pour finir son sirop. Elle etait bien, le dos brulant, et ne se pressait pas, peu desireuse d'aller supporter, dans leur chambre, l'humeur querelleuse de sa soeur.
-Ah! c'est la recompense! continua madame Josserand, en reprenant sa promenade a travers la salle a manger. Pendant vingt ans, on s'echine autour de ces demoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmes distinguees, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfaction de les marier a votre gout.... Encore si on leur avait refuse quelque chose! mais je n'ai jamais garde un centime, rognant sur mes toilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante mille francs de rente.... Non, vraiment, c'est trop bete! Lorsque ces matines-la vous ont une education soignee, juste ce qu'il faut de religion, des airs de filles riches, elles vous lachent, elles parlent d'epouser des avocats, des aventuriers qui vivent dans la debauche!
Elle s'arreta devant Berthe, et, la menacant du doigt:
-Toi, si tu tournes comme ta soeur, tu auras affaire a moi.
Puis, elle recommenca a pietiner, parlant pour elle, sautant d'une idee a une autre, se contredisant avec une carrure de femme qui a toujours raison.
-J'ai fait ce que j'ai du faire, et ce serait a refaire que je le referais.... Dans la vie, il n'y a que les plus honteux qui perdent. L'argent est l'argent: quand on n'en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante; car toute la sagesse est la, il vaut mieux faire envie que pitie.... On a beau avoir recu de l'instruction, si l'on n'est pas bien mis, les gens vous meprisent. Ce n'est pas juste, mais c'est ainsi.... Je porterais plutot des jupons sales qu'une robe d'indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde a diner.... Et ceux qui disent le contraire sont des imbeciles!
Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernieres pensees s'adressaient. Celui-ci, epuise, refusant une nouvelle bataille, eut la lachete de declarer:
-C'est bien vrai, il n'y a que l'argent aujourd'hui.
-Tu entends, reprit madame Josserand en revenant sur sa fille. Marche droit et tache de nous donner des satisfactions.... Comment as-tu encore rate ce mariage?
Berthe comprit que son tour etait venu.
-Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.
-Un sous-chef de bureau, continuait la mere; pas trente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ca vous apporte son argent; c'est solide, il n'y a que ca.... Tu as encore fait quelque betise, comme avec les autres?
-Je t'assure que non, maman.... Il se sera renseigne, il aura su que je n'avais pas le sou.
Mais madame Josserand se recriait.
-Et la dot que ton oncle doit te donner! Tout le monde la connait, cette dot.... Non, il y a autre chose, il a rompu trop brusquement.... En dansant, vous avez passe dans le petit salon.
Berthe se troubla.
-Oui, maman.... Et meme, comme nous etions seuls, il a voulu de vilaines choses, il m'a embrassee, en m'empoignant comme ca. Alors, j'ai eu peur, je l'ai pousse contre un meuble....
Sa mere l'interrompit, reprise de fureur.
-Pousse contre un meuble, ah! la malheureuse, pousse contre un meuble!
-Mais, maman, il me tenait....
-Apres?... Il vous tenait, la belle affaire! Mettez-donc ces cruches-la en pension! Qu'est-ce qu'on vous apprend, dites!
Un flot de sang avait envahi les epaules et les joues de la jeune fille. Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusion de vierge violentee.
-Ce n'est pas ma faute, il avait l'air si mechant.... Moi, j'ignore ce qu'il faut faire.
-Ce qu'il faut faire! elle demande ce qu'il fait faire!... Eh! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridicule de vos effarouchements. Vous etes appelee a vivre dans le monde. Quand un homme est brutal, c'est qu'il vous aime, et il y a toujours moyen de le remettre a sa place d'une facon gentille.... Pour un baiser, derriere une porte! en verite, est-ce que vous devriez nous parler de ca, a nous, vos parents? Et vous poussez les gens contre un meuble, et vous ratez des mariages!
Elle prit un air doctoral, elle continua:
-C'est fini, je desespere, vous etes stupide, ma fille.... Il faudrait tout vous seriner, et cela devient genant. Puisque vous n'avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages, sans en avoir l'air; enfin, on peche un mari.... Si vous croyez que ca vous arrange les yeux, de pleurer comme une bete!
Berthe sanglotait.
-Vous m'agacez, ne pleurez donc plus.... Monsieur Josserand, ordonnez donc a votre fille de ne pas s'abimer le visage a pleurer ainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide!
-Mon enfant, dit le pere, sois raisonnable, ecoute ta mere qui est de bon conseil. Il ne faut pas t'enlaidir, ma cherie.
-Et ce qui m'irrite, c'est qu'elle n'est pas trop mal, quand elle veut, reprit madame Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si j'etais un monsieur en train de te faire la cour.... Tu souris, tu laisses tomber ton eventail, pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts.... Ce n'est pas ca. Tu te rengorges, tu as l'air d'une poule malade.... Renverse donc la tete, degage ton cou: il est assez jeune pour que tu le montres.