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—  C’est à cause de votre père que je suis ici ce soir ?

—  En partie. J’ai vu ton isolement, et pensé à ce que ce fut pour lui, pendant les six ans qu’il lui a fallu pour s’intégrer. Et puis, je te l’ai déjà dit, tu m’amuses. Çà, assez parlé. Aimes-tu la musique ?

—  Oui, je joue même de la flûte. On encourage chez les gardes tout ce qui peut rendre moins monotone la vie à bord des croiseurs.

—  J’ai là quelques excellents enregistrements de morceaux que tu ignores sans doute, de compositeurs datant de bien avant l’ère spatiale, retrouvés dans les vieilles colonies, comme Téléphor ou Guermania. As-tu jamais entendu du Beethoven ?

—  Non. »

Elle se pencha sur l’appareil, inséra une mince bande magnétique.

« Ceci devrait te plaire : concerto no 5, dit pour l’Empereur. Un empereur préhistorique, ou presque. »

Il revint lentement du rêve éveillé où l’avait plongé l’art prodigieux d’hommes disparus depuis des siècles.

« C’était magnifique, Oréna. Nos compositeurs modernes n’arrivent pas à la cheville de ces vieux maîtres, sauf peut-être Merlin. Mais il est tard, je dois partir. Je ne sais même pas où se trouve mon logement.

—  Comment, tu ne t’en es pas occupé ? Mais alors il est vide ! Tu aurais dû acheter tout ce qui t’est nécessaire. Dans ces conditions, tu ne peux y aller ! »

Elle eut un sourire malicieux.

« Mais si tu acceptes de rester ici pour cette nuit, je puis te garantir que, dans notre civilisation, personne n’en sera offusqué. »

IV

SOLITUDE

Quand il s’éveilla, Oréna était déjà partie. Il s’habilla, trouva sur la table un mot pour lui : « Tinkar. Je vais à mon travail. Je te reverrai un de ces jours. Oréna. »

Il grimaça, se sentant obscurément humilié par la brièveté et l’indifférence du message. Puis il haussa les épaules : « Autre civilisation, autres coutumes. Je ne sais rien d’eux, je ne puis les juger. »

Il regarda sa montre : 8 h 30. Il n’avait pas encore faim ; aussi, indiscrètement, il se mit à explorer le petit appartement. Dans une pièce où il n’avait pas encore pénétré se trouvait le bureau d’Oréna avec un dictographe, et à côté, en pile, les pages d’un manuscrit non terminé. Il en prit la page supérieure, s’aperçut que, bien qu’il soit écrit en interspatial, il aurait des difficultés à le lire : le dictographe employait des symboles assez différents de ceux auxquels il était habitué.

« Ainsi, pensa-t-il, eux non plus n’ont pas réussi à transcrire directement le langage humain. » Il saisit cependant le sens général : c’était une histoire compliquée qui se passait sur une planète Kaffir, dont il ignorait l’existence, et qui était peut-être imaginaire. Le héros, en assez mauvaise posture, était pris entre une falaise infranchissable, et une troupe de soldats kalabins montés sur des droreks.

« Il faudra que je trouve les ouvrages d’Oréna, se dit-il. D’abord parce que cela me renseignera sur elle, ensuite sur sa civilisation. » Il se souvint d’une conversation surprise alors qu’il montait la garde, immobile comme le pilier devant lequel il se tenait, pendant un grand bal de la cour. Deux nobles s’étaient arrêtés un moment devant lui, et il avait reconnu le plus jeune, l’historien Bel Caron, cousin de l’Empereur.

« Erreur, mon cher ami, disait celui-ci, erreur ! Il y a plus de vérité que vous ne le croyez dans les romans, quand vous cherchez à comprendre non point le déroulement des faits historiques, mais la civilisation elle-même. Je vous assure que ces vieux ouvrages nous en disant plus sur l’état de la société avant l’Empire que les manuels d’histoire. Et je ne parle pas bien entendu de notre histoire officielle, qui est un pur tissu de propagande, bon tout au plus pour le peuple ignorant.

—  Chut ! » avait fait l’autre, indiquant Tinkar du menton.

L’historien s’était retourné.

« Oh ! lui ? Un garde ? De deux choses l’une : ou bien il est intelligent, et il y a longtemps qu’il s’en doute, ou bien il est bête, et il ne comprendra pas ce que je veux dire. »

Et les deux nobles s’étaient éloignés en bavardant.

« Je devais être bête, pensa Tinkar, puisque, à l’époque, je croyais tout ce que disait l’histoire officielle. Maintenant … Hors de l’Empire, il n’y a que barbarie, chaos et espèces non humaines attendant son affaiblissement pour détruire les hommes … » Il y avait ces monstrueuses cités nomades, dont on ne pouvait dire qu’elles étaient barbares, et aussi d’autres mondes humains, mais qui n’appartenaient pas à l’Empire.

Il reposa la page qu’il tenait, sortit dans la rue, laissant la porte magnétique se refermer d’elle-même. Il consulta son plan, se rendit à un bureau de renseignements voisin, apprit que son appartement, contrairement à ce que lui avait affirmé Oréna, était tout proche —  il s’en doutait d’ailleurs —  et se rendit au magasin général no 17 pour acheter ce dont il avait besoin pour le meubler.

Il passa d’abord chez lui. La disposition des pièces, encore nues, était la même que chez Oréna. Au magasin, il choisit un lit étroit, une table, deux chaises, quelques étagères, un matériel de cuisine réduit. Le tout monta à cent stellars, dont il ne régla que la moitié, devant payer le reste en quatre mois. On lui donna gratuitement le communicateur, obligatoire dans tout logement. Il passa le reste de la matinée à emménager, puis se rendit au restaurant où il avait rencontré Oréna.

Le serveur, derrière le comptoir, le reconnut.

« Alors, planétaire, on revient ? Tu as eu de la chance qu’Oréna ne réclame pas son droit ! Elle tire juste !

—  Moi aussi. C’est mon métier.

—  Elle a déjà tué trois hommes, sais-tu ? »

Il eut envie de répondre qu’il en avait tué quelques dizaines, mais se contint. À quoi bon ? Il choisit deux plats.

« Allons, pou de marais, ne fais pas cette tête ! Nous ne sommes pas de mauvais diables, à bord du Tilsin. Je suppose que tu dois avoir quelque chose de spécial, pour que le teknor t’ait donné une carte A. »

L’homme se penchait en avant, un large sourire sur sa face camuse.

« Si tu as des ennuis avec les autres, viens me voir. Je pourrai peut-être t’aider. »

Tinkar se raidit devant cette offre venant d’un inférieur, puis se détendit. Après tout, il ignorait le vrai statut de l’homme. Dans cette civilisation bizarre, peut-être était-il, en dehors de ses deux heures de travail social, un citoyen éminent.

« Où cela ? Ici ?

—  Non, certes ! Pendant le jour, au laboratoire, pont 7, rue 12, salle 122. Après dix-neuf heures, chez moi, pont 22, rue 6, appartement 157. Tous deux secteur 3.

—  Au laboratoire ?

—  Je suis chimiste. Tu demanderas Pol Petersen. »

Rêveur, Tinkar s’assit, mangea. Deux personnes seulement lui avaient parlé, en dehors du teknor et de la jeune fille qui l’avait conduit à la banque. Et elles avaient été amicales. Très amicales même, dans le cas d’Oréna.

Son repas fini, il décida d’explorer la cité. Le plan lui indiqua que la chose serait sans doute plus vite faite qu’il ne le semblait à considérer ses dimensions, les secteurs semblant symétriques à un haut degré. Un point l’attira tout de suite : dans chaque secteur, et sur trois ponts, se trouvait une grande salle indiquée comme : salle des machines. Il se dirigea vers la plus proche, et, après s’être égaré une seule fois, parvint devant la porte. Une surprise désagréable l’attendait : elle était ornée d’un grand cercle rouge barré.