« Hors limites pour moi. J’aurais dû m’y attendre. Après tout, sur nos croiseurs, nul n’approche des moteurs que les mécaniciens et les officiers. »
Philosophiquement, il revint sur ses pas, erra, s’aperçut très vite que tout ce qui aurait pu l’intéresser était derrière des portes à cercle rouge barré.
Il ne lui restait plus que les bibliothèques.
Celle de l’Université était située au centre même de la cité, entre deux parcs. Celui qu’il dut traverser fourmillait d’enfants, jouant en criant, comme ceux de la Terre. Il pénétra dans l’antichambre, aperçut deux portes, l’une avec l’inscription « Prêt » en interspatial et en plusieurs autres langues, l’autre avec « Salle de lecture ». Il franchit cette dernière.
Elle donnait sur une petite pièce occupée en partie par un bureau derrière lequel était assise une jeune fille. Tinkar s’arrêta net. À côté d’elle Oréna semblait vulgaire, et même la comtesse Iria, celle que les jeunes officiers avaient surnommée « le rêve inaccessible », eût paru pâle et sans charmes. Elle était rousse, ou plutôt sa longue chevelure avait des reflets de cuivre natif. D’immenses yeux d’un vert foncé, un nez fin et droit, une bouche peut-être un peu grande …
Elle se leva, souriante.
« Tu désires, frère ? »
Il hésita, sourit à son tour.
« Je voudrais lire des livre d’histoire.
— C’est facile. Lesquels ?
— Je ne sais pas …
— Enfin, par lequel veux-tu commencer ? Telkar, Jacobson, Ribeau, Hanihara ? Salminen peut-être ?
— On m’avait parlé de Mokor.
— Mokor ? Ce n’est pas par lui qu’on débute habituellement. Il est difficile. Que veux-tu Histoire du Peuple des Étoiles ? … La Grande Migration ? … Essai sur les sens de l’histoire galactique ?
— Que me conseillez-vous ?
— Le premier … Vous, as-tu dit ? Dis-moi, quel est ton clan ? »
« Ça y est ! » pensa-t-il.
« Je n’en ai pas !
— Planétaire ? Ta place n’est pas ici, alors.
— C’est le teknor qui m’envoie.
— Ah ! tu es ce planétaire ! Je ne sais ce qui passe par la tête de mon oncle ces jours présents ! Vaste Espace ! Pour une fois qu’on me demande d’emblée l’œuvre de grand-père, il faut que ce soit un pou de terre ! »
D’un air dégoûté, elle lui tendit une fiche.
« Remplis cela. Donne-moi ta carte. C’est bien ce que je pensais ! Une carte A à un Terrien ! Tiens, reprends-la. Enfile cette porte, va salle D, niche 14. Sais-tu te servir d’un liseur ? Tu ne penses pas qu’on va te laisser un original entre les mains ! Et la prochaine fois, tâche de revenir aux heures où je ne suis pas de service ! »
Le liseur était un projecteur de microfilm, simplement plus perfectionné que ceux dont il avait l’habitude. Il se plongea dans l’Histoire du Peuple des Étoiles.
Dans l’ensemble, l’ouvrage, extrêmement dense, et qui ne faisait certes aucune concession au lecteur, confirmait ce que lui avait dit Oréna, mais contenait en plus une foule de détails précieux. Une chose l’avait frappé, par exemple, la différence des noms de personnes à bord du Tilsin. Certains noms étaient d’origine terrestre, tels que Petersen, Valoch, Ribeau, Hanihara. Habitué au cosmopolitisme de la Garde, il n’avait pas eu de peine à leur trouver une origine géographique : ancienne Scandinavie, ancienne Europe centrale, ancienne France, ancien Japon. Mais d’autres, tels que Tan Ekator, Mokor, ou certains qu’il avait vus au dos des livres de la bibliothèque d’Oréna — Oripsipor, Telmukinka — lui avaient paru étranges. Quand avait eu lieu la grande migration, les passagers de l’astronef no 3 avaient décidé de rompre complètement les ponts avec la planète d’origine, et avaient procédé à un baptême spatial, choisissant des noms artificiels. Même aujourd’hui, ajoutait Mokor, ces noms étaient restés en usage, les anciens noms oubliés. Il existait une certaine tendance à l’endogamie parmi les descendants de l’équipage du numéro 3, pas assez forte pour être génétiquement dangereuse, mais suffisante pour être notable. Il s’y joignait habituellement un état d’esprit fortement antiplanétaire. Tinkar sourit :
« Je suppose que ma douce bibliothécaire doit se nommer quelque chose comme Eriorétura Kalkakubitatum ! »
Il sauta rapidement la partie de l’histoire se rapportant aux débuts des Stelléens, se réservant d’y revenir à loisir plus tard. Il avait pour cela tout le temps nécessaire. La partie contemporaine, par contre, était pour lui d’un intérêt vital.
Pendant longtemps, le Peuple des étoiles avait vécu presque sans aucun contact avec le reste de l’humanité, augmentant en nombre, exploitant au passage telle ou telle planète inhabitée, rencontrant trois fois, pacifiquement, des races non humaines, élargissant toujours le champ de leurs errances dans le cosmos. À cette époque, les cités avaient déjà abandonné le dispositif hyperspatial de Cursin (« le seul que nous connaissions encore », pensa amèrement Tinkar) pour adopter celui mis au point par les inconnus de la cité abandonnée. Puis, un jour, le Roma avait pris contact avec la première des colonies humaines pré-impériales. Juste avant la période des cataclysmes (« probablement ce que nous appelons la guerre d’unification », se dit Tinkar), quelques groupes hardis, utilisant des astronefs infraphotiques et l’hibernation s’étaient lancés à la conquête de la galaxie. Ils avaient presque tous réussi dans leur folle entreprise (ce qui vérifiait une fois de plus le vieux dicton de la Garde, qu’une aventure a d’autant plus de chances de réussir qu’elle paraît plus désespérée). Maintenant, largement dispersés, ils avaient fondé des civilisations particulières, très différentes à la fois de celle des Stelléens et de celle de la Terre, mais la plupart du temps confinées à un système solaire. Avec ces demi-frères, les Stelléens avaient établi des contacts commerciaux, et, en général, jouaient le rôle d’intermédiaires d’une civilisation à l’autre, sans qu’il y eût, le plus souvent, grande sympathie réciproque. À ce sujet, deux partis s’étaient rapidement constitués chez les nomades : les conservateurs, qui considéraient cet état de choses comme satisfaisant, et les avantistes qui, prévoyant le jour où ces civilisations feraient à nouveau irruption dans le cosmos et concurrenceraient les Stelléens, auraient voulu mettre tous ces mondes en quarantaine, et essayer de leur interdire tout vol interstellaire.
« Oréna est avantiste, d’après ce que j’ai compris, donc spécialement antiplanétaire. Il faut que je l’amuse bien pour que … Mais le teknor est conservateur, et pourtant il appartient aux “purs” qui ont abandonné les anciens noms terrestres. Aussi compliqué qu’une intrigue de cour ! » Il sauta au chapitre final. L’ouvrage se terminait sur une note optimiste : quelle que soit leur opposition à ce sujet, aucun des deux partis ne songeait à prendre le pouvoir par la force, et nul risque sérieux n’était prévisible de ce côté dans un avenir proche.
« Il faudra que je lise l’Essai sur le sens de l’histoire galactique », pensa Tinkar. Il consulta sa montre : dix-neuf heures. L’après-midi avait passé très vite. Il sortit de la bibliothèque. La jeune fille rousse n’était plus là, à sa place une petite blonde se préparait à partir.
« Quelles sont les heures d’ouverture ?
— Mais la bibliothèque est toujours ouverte, frère. Sauf pour les prêts, dont le bureau vient de fermer. Ah ! tu es le planétaire ?