— Je vois qu’on a passé la consigne ! À demain, peut-être. »
Il dîna seul ou presque, dans la grande salle. Petersen n’était pas là, remplacé par un homme brun qui le servit sans mot dire. Il se retira dans son appartement monacal, essaya de mettre au clair ses pensées et ses impressions.
« Récapitulons. À la suite d’un sabotage, mon astronef explose. Je suis recueilli par une cité errante peuplée des descendants des traîtres scientistes évadés de l’Empire sous le règne de Kilos III. Ce peuple professe le plus grand mépris pour les planétaires, spécialement ceux qui viennent de l’Empire. On ne manque pas une occasion de me le faire sentir. Une jeune fille m’insulte, je perds mon sang-froid et je la jette à terre d’un coup de poing. Là-dessus, elle se constitue mon mentor, m’invite à dîner, et même mieux ! Elle est hydroponiste et écrivain, chacun des membres de ce peuple singulier ayant deux métiers, un social, qu’il accomplit pendant deux heures par jour, l’autre libre. Le serveur qui m’avait lui aussi insulté la première fois que je suis allé au restaurant offre maintenant de m’aider, et il est chimiste ! Un certain Pei, technicien de communications, est probablement un des plus grands peintres de la galaxie, pour autant que je puisse en juger. Indiscutablement, ces Stelléens sont très civilisés, plus que nous sur certains points, mais sont en même temps tellement individualistes que je me demande comment leur société peut fonctionner. À moins qu’ils ne m’aient caché quelque chose. Ajoutons à cela que leur chef me donne une carte A, c’est-à-dire celle de tout citoyen normal, alors que le hasard m’a jeté sur leur route la veille et que j’appartiens à cet Empire qu’ils méprisent et haïssent tant ! Et chacun semble trouver dans ce fait une signification cachée. Je ne comprends pas !
« Et puis zut ! pensa-t-il. Je ne suis pas un sociologue ni un philosophe. Peu m’importent les fondements de leur civilisation. Ce qui m’importe beaucoup, c’est de savoir comment je peux regagner la base, et me justifier. »
La base … Tellement lointaine, maintenant ! La nostalgie le plia en deux, nostalgie d’une vie bien réglée, où il n’y avait que peu de décisions à prendre, où tout était prévu par les supérieurs, où la vie coulait dans la routine des jours, de l’appel du matin à celui du soir. On ne vit pas pendant vingt et un ans à un même rythme sans en être profondément imprégné. Ses camarades lui manquèrent, jeunes lieutenants comme lui, son torpilleur de dix-huit mètres de long, et ses dix hommes d’équipage dont il avait fait, à force d’entraînement, une unité de combat aussi prompte et dangereuse qu’un cobra. Qui commandait maintenant le Scorpion ? Hug Brain ? Hayakawa ? Ou bien le petit Jean Laprade qui, furieux qu’on se moquât de sa faible stature, avait défié, au mépris des règlements, le commandant Thorsen, géant de deux mètres, et l’avait tué en duel au sabre, risquant ainsi sa vie à quitte ou double, et passant directement d’enseigne à premier lieutenant ? Tinkar espéra que c’était lui. Entre ses mains, le Scorpion piquerait encore. À vrai dire, il piquait sans doute en ce moment même, à moins qu’il ne fût plus que poussière de métal dispersée aux vents cosmiques.
Il dormit peu, cette nuit-là. Des plans plus insensés les uns que les autres défilèrent dans son esprit, allant de l’évasion à bord d’une chaloupe (pont 1, couloir 6) jusqu’à l’assassinat du teknor et la destruction de la cité.
Il fut réveillé par la sonnerie du communicateur. L’écran resta terne, mais une voix impersonnelle lui ordonna de se rendre, après le repas de midi, chez le teknor.
Il déjeuna de quelques provisions achetées la veille, réussissant non sans peine à faire fonctionner son réchaud trop perfectionné. Puis il se rendit à la bibliothèque. Cette fois, ce fut une femme brune et assez âgé qui le reçut. Elle le dirigea d’un air dégoûté vers la niche 17. Il acheva rapidement de parcourir l’Histoire de Mokor, ne s’arrêtant qu’au chapitre concernant les Mpfifis.
C’était une race non humaine, rencontrée une première fois il y avait trente ans. Une chaloupe de la cité Suomi avait atterri sur une planète innomée d’une étoile G 1. Là, sur les bords d’un lac, les Stelléens avaient trouvé la trace du passage d’autres êtres, il y avait peu de temps : quelques boîtes de métal, une aire brûlée, une arme brisée, et une tombe. L’arme n’était pas humaine, la tombe avait été ouverte. Le corps, en pleine décomposition, mais encore reconnaissable, était celui d’un être de type inconnu, très vaguement humanoïde. Deux jours plus tard, c’était la rencontre dans l’espace, une astronef pyramidale, surgissant du néant, crachant en passant une bordée de projectiles, disparaissant. Le Suomi, coque crevée en dix-sept endroits, avait perdu cent vingt-sept hommes.
C’était peu avant l’époque du grand rendez-vous périodique, qui ajoutait au ciel d’Avenir la centaine d’étoiles des cités. Il y aurait dû y en avoir cent une, mais le Kanton n’arriva jamais.
Dix ans passèrent, sans autre rencontre. Puis ce fut la tragédie de l’Uta, abordée, au sortir de l’hyperespace, du côté de Déneb, par une autre cité, encore plus grande, étrangère, la ruée de l’ennemi dans les couloirs, la bataille féroce et brève : dix heures ! Mais ces dix heures avaient été mises à profit, et jusqu’à la fin, un héroïque technicien enregistra tout ce qu’il put apprendre de l’ennemi, de ses armes et de ses méthodes de combat, puis chargea les enregistrements dans une torpille de communication, qui vint se poser à Avenir, où les Stelléens la trouvèrent lors du rendez-vous suivant. Tout cela, et tout ce qui avait été appris depuis, se trouvait dans l’ouvrage de Trig Sorensen : Les Mpfifis. Depuis, cinq autres cités avaient été perdues, certaines corps et bien, d’autres partiellement, secourues par chance au dernier moment. Mokor ne donnait pas de détails techniques : évidemment les faits concernant les Mpfifis étaient connus de tout le monde. Qui voulait des précisions était renvoyé à l’ouvrage de Sorensen.
Il revint donc au bureau de la bibliothèque. La femme âgée était partie, remplacée par une jeune fille. Il répondit à son regard interrogateur :
« Oui, je suis le planétaire à carte A ! Pouvez-vous me donner le livre de Sorensen sur les Mpfifis ? »
Elle eut un regard étonné.
« Mais nous ne l’avons pas ici !
— Où pourrais-je le consulter, alors ?
— Mais chez vous, voyons ! Vous devriez l’avoir ! Tout homme ou femme de plus de quatorze ans doit le posséder !
— On ne me l’a pas donné.
— Réclamez-le à la première librairie venue.
— Combien coûte-t-il ?
— Mais rien, bien sûr ! C’est un devoir de le lire.
— Merci. Ah ! encore une chose. Changez-vous vraiment toutes les deux heures ?
— Mais oui !
— Tout le monde ? Même les mécaniciens ? Même les pilotes ? Même le teknor ?
— Ne soyez pas stupide. Les mécaniciens et les pilotes font cinq heures, et le teknor ne change pas. Tout au moins pas entre les élections ! Même un planétaire devrait comprendre cela !
— Vous n’aimez pas les planétaires ?
— Qui les aime ? Ils ont forcé nos ancêtres à s’exiler. Ce fut un bien, c’est vrai, mais ce fut fait sans bonnes intentions.
— Pour un peuple d’individualistes, vous croyez ferme à la responsabilité collective ! Qu’ai-je à faire avec les hommes d’il y a quatre cents ans ?
— Avez-vous vraiment changé, sur Terre ? On m’a dit que l’Empire était toujours debout.