Tinkar sortit, d’un pas élastique, joyeux. Sur un point, enfin, il avait la supériorité. Bien entendu les croiseurs impériaux étaient équipés pour détecter et suivre une astronef ennemie dans l’hyperespace ! Et la théorie des traceurs faisait partie de l’éducation de tout cadet, l’appareil étant délicat et sujet à se dérégler. Un moment, il eut la tentation de revenir, d’offrir au teknor d’en construire un. Mais il continua, pensant : « Plus tard, s’ils changent d’attitude envers moi. »
Sur la porte du no 806, une grande inscription indiquait : Centre de Recherches historiques. Il entra. Un jeune homme le reçut.
« Je voudrais l’ouvrage de Sorensen sur les Mpfifis, édition complète.
— Elle n’est pas encore en distribution, frère.
— Le teknor m’envoie.
— Ah ! bon. Anaena ! »
La jeune fille parut, eut un haut-le-corps en voyant Tinkar.
« Encore vous ? Que voulez-vous ?
— Il veut le Sorensen complet. Tan l’envoie !
— Votre oncle m’envoie », interrompit Tinkar.
Elle activa un communicateur :
« Allô ! Tan. Est-ce exact qu’il faille donner un Sorensen complet à ce rat de marécages ? … Bon, entendu. Venez, vous ! »
Elle le conduisit dans une petite pièce aux murs couverts de livres, ferma soigneusement la porte, se retourna, image même de la fureur.
« Qui vous a permis de vous renseigner sur mon compte ? Qui vous a dit que le teknor était mon oncle ? Cela ne vous regarde pas, planétaire !
— Qu’y a-t-il d’offensant à ce que je sache que Tan Ekator est votre oncle ? Vous me l’avez dit vous-même en prenant ma carte, l’autre jour !
— Ce n’est pas vrai ! Vous … vous intéressez à moi ! Quel aplomb ! Vous n’existez pas pour moi, vous n’existerez jamais !
— Je crois que vous vous méprenez ! Mon intérêt n’est pas de cet ordre : je n’ai que faire d’un chat-tigre roux !
— Vous ! Vous et votre Oréna ! Cette roulure d’avantiste !
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Je n’existe pas pour vous. »
Elle se maîtrisa d’un violent effort, prit le livre sur un rayon, le lui jeta.
« Tenez, voilà votre Sorensen ! Maintenant, sortez ! Espèce de limace ! » Il la regarda, railleur, les bras croisés sur sa poitrine.
« Je ne tomberai pas dans votre piège, petite furie. Je ne vous frapperai pas, pour que vous réclamiez ensuite votre droit de me chasser avec dix balles, tandis que je n’en aurais qu’une !
— Vous êtes encore plus odieux que je ne croyais ! Sortez ! »
Il rentra directement chez lui, s’installa confortablement, et se mit à lire.
Les Mpfifis étaient vaguement humanoïdes, possédant deux jambes, deux bras terminés par des mains à six doigts, chacun des doigts, très longs, comportant cinq articulations, une tête avec deux yeux, mais pas de nez ni d’oreilles externes. Leur cerveau était protégé par une capsule très dure, siliceuse. Le mâle adulte mesurait environ deux mètres, pesait cent vingt kilos, et sa peau de couleur verdâtre était parsemée de petites épines de silice. Les femelles étaient plus petites, plus minces, et leur peau, de couleur brun-rouge, était lisse. Ils respiraient une atmosphère normale, mais étaient capables de vivre pendant plusieurs heures sans air, à condition de ne pas être trop actifs, un organe spécial, situé près du cœur, servant de magasin à oxygène. Leur force physique était supérieure à la moyenne humaine, leur intelligence semblait du niveau de celles des hommes, mais leur rapidité de mouvement était un peu inférieure.
On savait peu de choses de leur organisation sociale. Leurs cités, souvent plus grandes que celles des Stelléens, paraissaient plus peuplées. Nul ne connaissait leur monde d’origine. C’étaient de terribles combattants, indifférents à la mort et à la souffrance. Leurs armes étaient puissantes : une sorte de fulgurateur, pour le combat rapproché des sabres courbes dont ils se servaient avec une merveilleuse habileté, des grenades, des pistolets. Pour le combat à distance, un fusil à balles explosives, des mortiers, des canons, des fusées.
Leurs buts étaient inconnus. Deux ou trois fois, des cités envahies avaient essayé de parlementer, sans succès. La pire éventualité, disait Sorensen, serait qu’ils constituent les éclaireurs d’un vaste empire en expansion. Une théorie voyait en eux des envahisseurs extragalactiques, venant de la nébuleuse d’Andromède.
Le livre était extrêmement complet, et donnait de nombreux détails techniques sur les armes et les tactiques de combat. Ces derniers chapitres fascinèrent Tinkar. Les Mpfifis étaient certainement de terribles adversaires, passés maîtres en fait de stratégie, et redoutables dans le corps-à-corps. Toutes les batailles qui les avaient opposés aux humains et sur lesquelles on avait des documents étaient analysées, et au bout d’un moment Tinkar attira à lui un bloc de papier, un crayon, le plan de la cité, et mit en œuvre son propre entraînement militaire. La bataille commençait toujours par la brusque apparition d’une cité ennemie, une volée de projectiles explosifs, non atomiques, puis l’abordage. En regardant la liste des cités attaquées, Tinkar s’aperçut qu’Oréna ne savait pas tout : il y en avait plus de trente, dont un bon nombre avaient pu repousser l’ennemi, avant ou après l’abordage. Il travailla longtemps, repris par son métier, étudiant l’attaque et la défense : dans trois cas, sur les cinq dernières défaites, les Stelléens auraient dû contenir l’ennemi jusqu’à l’arrivée des secours. Dans un cas même, ils auraient dû gagner la bataille.
Il détermina rapidement les défauts de la défense : les Stelléens, tout braves qu’ils fussent, manquaient simplement d’entraînement au combat. Ce n’était point par indiscipline cependant qu’ils perdaient les batailles, mais par la lenteur d’exécution et leurs conceptions stratégiques inférieures à celles des Mpfifis. Ils ne savaient pas tirer avantage de leur connaissance de leurs cités, et de leurs plus courtes lignes de communication.
« Si j’en parlais au teknor, il ne m’écouterait pas ! À quoi bon ? »
Il posa le livre, hésita : dînerait-il dans son appartement, ou irait-il au restaurant ? Un coup d’œil dans sa chambre froide le découragea. La solitude commençait à lui peser aussi, cette solitude qu’il n’avait jamais connue dans la Garde. Malgré l’hostilité que lui montreraient sans aucun doute les autres dîneurs, il décida d’aller au restaurant.
V
LE DUEL
Petersen était là, dînant à une table et non derrière le comptoir. Il lui sourit, mais quand Tinkar s’approcha, il se leva et dit :
« Je m’excuse, planétaire, mais il serait mieux que nous ne soyons pas vus ensemble. Pas encore.
— Oh ! cela ne fait rien. Je commence à m’habituer. »
Il s’assit à une table isolée, commença son repas. Un « Hello ! Tinkar » le fit se retourner. Oréna entrait avec Pei et un autre homme qu’il n’avait jamais vu, grand et fort. Tout heureux, il lui fit signe. Elle vint s’asseoir en face de lui, appela les autres du geste.
« Ah ! non, Oréna, dit l’inconnu. Pas avec ce pou de planète !
— Je suis libre, frère !
— Voyons, Oréna, intervint le Chinois, ne sois pas ridicule. Tu t’es payé une fantaisie …
— Nous n’avons jamais été en liaison permanente, Pei. Tu n’as pas plus de droits sur moi que je n’en ai sur toi ! Quant à ma fantaisie, comme tu dis, elle ne regarde que moi. As-tu peur que je fasse … des comparaisons ? »