Le Chinois pâlit sous l’insulte.
« Si tu le prends ainsi …
— Je le prends comme il me plaît !
— Allons, intervint l’autre, vous n’allez pas vous brouiller pour un rat de terre !
— Ce n’est pas la question, Hank ! Je n’admets pas que Pei me considère comme sa chose. De tels sentiments sont préhistoriques, ou planétaires ! Encore n’existent-ils peut-être plus sur la Terre. Qu’en dis-tu, Tinkar ? »
Elle se pencha vers lui, souriante.
« Je n’ai guère d’expérience à ce sujet, mais je crois qu’ils existent, du moins chez le peuple. Ne vous fâchez pas avec vos amis pour moi, Oréna. Cela n’en vaut pas la peine. Ici, je ne serai jamais qu’un pou de planète.
— Eh bien, pou ou non, ce soir je dîne avec toi. Et que ces deux imbéciles aillent se faire pendre ailleurs !
— Soit, adieu, Oréna. Viens, Hank. Laissons-la avec son gigolo. C’est la compagnie qui lui convient. »
Tinkar ne comprit pas le mot, mais devina la gravité de l’injure à la face blême de la fille. Il se leva, saisit le Chinois à la gorge.
« Je ne sais ce que tu as dit, mais tu vas le rétracter tout de suite ! »
L’autre se dégagea avec souplesse, leva la tête, regardant Tinkar dans les yeux :
« Gigolo ! »
Alors Tinkar frappa. La seconde d’après, le compagnon de Pei lui sauta sur le dos. D’un coup de rein, Tinkar l’envoya par-dessus la table.
Pâles, les deux hommes se relevèrent.
« Nous réclamons notre droit, crièrent-ils ensemble. Avez-vous vu, frères ?
— Nous avons vu, dit la voix calme de Petersen. Mais nous avons aussi entendu l’injure !
— Tu ne vas pas prendre sa défense, toi aussi ? Le Tilsin sera plus propre quand son cadavre roulera dans l’espace !
— Non, je ne prends pas sa défense. Je ne crois pas que ce soit nécessaire et, le cas échéant, ce serait à Oréna de le seconder, puisque vous l’avez elle-même insultée au-delà de toute excuse possible. Filez, sinon vous allez m’insulter moi aussi, et je réclamerai mon droit ! »
Il se tourna vers Tinkar :
« Eh bien, planétaire, tu ne fais pas les choses à demi ! Deux d’un coup ! Prendras-tu son parti, Oréna ?
— Moi ? Non. Mais s’ils le tuent, je réclamerai mon droit à mon tour. Je suis tranquille, je n’en aurai pas besoin ?
— Que signifie tout cela ? coupa Tinkar.
— Tu les as frappés, il faut que tu te battes avec eux.
— Que fallait-il faire ? Me laisser insulter ?
— Non, il aurait fallu que tu prennes les devants, et que tu réclames le combat toi-même. Tu n’aurais eu que Pei comme adversaire, tandis que maintenant tu les as tous les deux.
— Soit. Quand, où, et comment ?
— Demain, après le repas de midi, dans le parc 12. Comme les coups répondaient à une insulte, tu auras toi aussi le choix de ton arme. Tu peux prendre ce que tu veux, sauf un fulgurateur, qui ferait trop de dégâts.
— Je pourrais utiliser aussi bien une javeline qu’un canon. Ce fut mon métier. Mais je connais pas les lieux, c’est un désavantage.
— Eh bien, allons les visiter demain matin. Je t’attendrai à neuf heures à la porte 3.
— Oréna, vous auriez mieux fait de ne pas me parler, dit-il, une fois Petersen parti.
— Pourquoi ? As-tu peur ? »
Il la tutoya malgré lui.
« Crois-tu que ma vie ici soit assez agréable pour que je craigne de la perdre ? Que signifie ce mot “gigolo” ?
— Il n’y a pas d’équivalent en interspatial.
— Mais encore ?
— J’aime mieux ne pas te le traduire. Tu demanderas à Petersen, s’il veut le faire.
— Étrange peuple ! Dis-moi, ces duels sont-ils fréquents ?
— Assez. Nous avons le sang chaud. J’en ai eu trois.
— C’est vrai, on m’a dit que tu avais tué trois hommes.
— Pourquoi pas ?
— Tu es une femme.
— Chez toi, les femmes ne combattent pas ?
— Rarement !
— Étrange peuple ! Que font-elles quand on les insulte ?
— Leur mari ou leur père les défend.
— Ah ! je vois. Chez vous, une femme est ou bien seule, sans défense, ou bien en liaison permanente ?
— Oui.
— Je n’aimerais pas la Terre ! Viens-tu ?
— Où cela ?
— Chez moi, bien sûr !
— Non, j’aurai besoin de mon sommeil, cette nuit.
— Soit, dors bien. Va voir le prévôt des combats demain matin, et choisis ton arme. Je te recommande une carabine marque III. Comme ils seront deux, tu auras dix balles. »
Il dormit calmement, déjeuna de bon appétit, se dirigea vers le parc 12. Petersen l’attendait.
« Pas inquiet ?
— Pas spécialement. Risquer ma vie était mon métier. Je trouve simplement un peu stupide de me battre pour si peu.
— Tu n’es pas fier ! Gigolo !
— Que veut dire ce mot ? Oréna n’a pas voulu me le traduire.
— Je comprends, il n’est pas flatteur pour elle non plus. Ça m’étonne que tu ne le connaisses pas, c’est un vieux mot terrien. C’est une injure qu’un Stelléen ne pardonne jamais. »
Il lui en expliqua le sens.
« Tiens, voilà le point où tu seras placé par le prévôt. Tes deux ennemis seront à l’autre bout, un à droite, l’autre à gauche. Au signal, vous vous dirigerez les uns vers les autres. À partir de ce moment-là, tout est permis, sauf l’usage d’armes autres que celles qu’on vous donnera. Vos coups de feu seront comptés depuis cette cabine, là-haut, où se trouvera l’arbitre. Une tricherie, et c’est la mort par expulsion dans l’espace.
— Tu as déjà combattu ici ?
— Une fois seulement. Viens, nous avons seulement trois heures pour que tu étudies le terrain. Tes adversaires le connaissent bien, surtout Hank. »
À midi, Tinkar se rendit chez le prévôt, choisit son arme. Il préféra une courte carabine de fort calibre, à très haute vitesse initiale, qu’il essaya, et qui lui rappela l’arme habituelle des fusiliers de l’Empire.
Quand il pénétra dans le restaurant, accompagné de Petersen, Oréna l’y attendait. À sa vive surprise, une bonne partie des clients lui firent des signes amicaux.
« Ils seront là tout à l’heure, à regarder, expliqua Petersen. J’y viendrai moi aussi.
— Ah ! C’est un spectacle, en plus ?
— Les distractions sont rares, Tinkar ! »
« Tous les peuples sont donc les mêmes, songea le Terrien. Les empereurs organisaient des jeux de cirque, à l’instar d’autres empereurs préhistoriques, dont il avait vaguement entendu parler. Même les Stelléens, qui représentaient peut-être la civilisation la plus haute de ce coin de la galaxie … Mais, pour la première fois, à l’exception d’Oréna et du teknor, l’un d’eux venait de l’appeler par son prénom, et non par la qualification méprisante de “planétaire”.
Ils déjeunèrent tous trois ensemble. Tinkar mangea peu, et ne but que de l’eau, au lieu de la bière habituelle.
« Tu penses t’en tirer ? » demanda un homme en passant.
Tinkar lui sourit.
« Pourquoi pas ? Quelle est la raison de ce changement à mon égard, Oréna ?
— Tu en as pris deux d’un coup ! C’est rare, et ils espèrent que tu te défendras bien.
— Un beau spectacle, eh ?
— Oui, mais pas seulement cela. Nous aimons la bravoure, surtout quand elle est un peu folle. Et Hank n’est pas populaire.
— Je ne suis pas du tout fou, Oréna ! Je n’aurais jamais provoqué ces deux hommes à la fois, si j’avais pu faire autrement, mais j’ai déjà combattu dans des conditions bien pires !