Il scruta l’allée, s’étendant vers la droite. Rien ne bougeait. Doucement il creusa pour ses pieds de petits trous, les y cala soigneusement, bondit dans l’espace nu, plongea, rebondit, disparut dans les herbes. Nul coup de feu ne salua sa fuite, et il le regretta. De la façon dont il avait traversé l’allée, l’autre n’aurait eu que peu de chances de le toucher et aurait gaspillé sa dernière balle.
Il suivit le mur, arriva presque à son point de départ. Derrière la barrière transparente, seule, Anaena le regardait, l’air méprisant. Il haussa les épaules, fit une grimace de douleur, se coucha derrière un épais fourré percé d’un vide en meurtrière, et décida d’attendre.
L’instinct le fit se retourner. Derrière lui, la fille gesticulait, montrant sa cachette du doigt. Elle s’arrêta net quand elle vit ses yeux fixés sur elle, s’éloigna d’un air détaché.
« La petite ordure ! Elle me désigne à l’autre ! »
La colère monta en lui, froide et terrible. C’était donc là la loyauté des Stelléens ! Subitement, tout lui parut clair ! Oréna avait provoqué la dispute, et l’autre achevait le travail ! Mais si elle adressait des signaux à Hank, c’est qu’il n’était pas loin. Tinkar quitta son poste de guet, rampa péniblement. Ses muscles s’étaient refroidis, et une lame chauffée à blanc labourait son épaule. À quelque trente mètres, un buisson remua légèrement. Alors, jouant le tout pour le tout, il se dressa, bondit, se tordit en l’air au moment où un coup de feu éclatait, et tira, tout en tombant, sur la silhouette jaillie entre les branches, il se releva lourdement, marcha vers le buisson, l’arme prête. Une masse gisait à terre : Hank. Il le retourna du pied. L’homme était mort, une balle en pleine tête.
« Un coup de chance, dit-il à haute voix. Qu’importe, il me restait trois balles. »
Sans souci du danger, il fila vers l’endroit où Pei était tombé, il y avait des semaines, semblait-il, bien que sa montre lui dît qu’il n’y avait pas plus de deux heures. Il trouva assez vite le Chinois : affalé sur le sol, il gémissait, roulé en boule, son fusil inutile à quelques pas. Tinkar baissa le canon de son arme, hésita, puis, d’un geste rageur, éjecta la cartouche. Il se pencha, examina le blessé : la balle avait pénétré dans le ventre.
« S’ils ne viennent pas le chercher vite, il est perdu, pensa-t-il. Ce serait dommage, un si bon peintre ! »
Il retourna vers la porte. Un groupe de Stelléens entourait le cadavre de Hank. Il ne vit ni Oréna ni Petersen parmi eux, mais la fille rousse était debout à quelques mètres, pâle comme la mort. Il ramassa le corps par le col de sa veste, le traîna. Un des assistants voulut s’interposer, mais il le regarda d’un air si farouche que l’autre baissa la tête et se tut. D’un dernier effort, il jeta le corps aux pieds de la fille.
« Tiens, voilà ton mâle », dit-il, volontairement grossier.
Elle pâlit encore si c’était possible.
« Je connais maintenant la loyauté de ton peuple, femelle ! »
Elle fixa sur lui des yeux étincelants, et malgré lui il admira, pensant :
« Elle est belle comme une panthère ! »
« Allez-vous me dénoncer ?
— Qu’arriverait-il ? »
Malgré sa maîtrise de soi, elle fléchit, et répondit d’une voix un peu brisée :
« On me jettera dans l’espace.
— La nièce du teknor ?
— Vous ne connaissez pas Tan ! »
Subitement, il eut pitié d’elle.
« Je ne dirai rien. Vous m’avez servi, par vos gestes, plus que lui !
— Et vous attendez de moi de la reconnaissance, je suppose ? Je vous détestais, maintenant je vous hais !
— Eh, que m’importe ! »
Il tourna les talons, marcha vers la sortie. Oréna s’y tenait avec Petersen, quelque Stelléens et le prévôt.
« Tinkar, c’est magnifique ! Vous les avez tués tous les deux, dit le chimiste radieux.
— Non, un seul. Pei n’est que blessé, mais il ne vaudra guère mieux d’ici peu si on ne va pas le chercher !
— Pourquoi ne l’avez-vous pas achevé ? demanda le prévôt. La coutume veut que … »
Alors il explosa.
« Que tous les diables de l’espace vous emportent, vous et vos coutumes ! Je me moque d’elles, elles ne comptent pas pour moi ! Une de vos femelles machine une rixe pour m’obliger à combattre deux hommes à la fois ! Eh bien, j’en ai tué un, mais je ne tuerai pas l’autre ! Achevez-le si vous voulez, et laissez-moi en paix !
— Attention, Tinkar, à ce que tu dis, cracha Oréna, les yeux en furie. Je n’ai rien machiné, et je ne suis pas une femelle !
— Ah oui ? Tu t’es pourtant conduite comme une femelle avec moi et d’autres ! Et tu as essayé de me faire tuer par Pei et Hank !
— Moi ? Moi qui étais prête à les défier s’ils t’avaient tué !
— C’est vrai, Tinkar, intervint Petersen. Et je ne crois pas qu’Oréna soit pour quelque chose dans ce duel. Hank avait dit partout qu’il te défierait et te tuerait, ou te ferait jeter dans le vide comme lâche. Oréna le connaissait à peine. C’est probablement lui qui a excité Pei, qui est un brave garçon, mais d’une jalousie préhistorique ! »
Subitement, Tinkar se sentit très las.
« Oh ! que m’importe après tout. Je ne comprends rien à vos sentiments ni à vos raisonnements. Laissez-moi seul ! »
Il regagna son domicile, s’assit lourdement, épuisé par la tension nerveuse et la perte de sang. La porte, qu’il n’avait pas bloquée, s’ouvrit et Oréna entra. Il leva les yeux vers elle, demanda, d’une voix morne :
« Que veux-tu encore ? J’avais demandé qu’on me laisse en paix.
— Te soigner. Fais voir cette plaie.
— Que ne vas-tu soigner Pei ? Il en a plus besoin que moi.
— Il est à l’hôpital. On espère le sauver.
— Tant mieux !
— Pourquoi l’as-tu épargné, Tinkar ? Il t’aurait achevé sans hésiter, s’il avait pu, et ce n’est qu’un technicien, tandis que tu es un soldat. »
Il eut un sourire triste.
« C’est peut-être pour cela … J’ai tellement tué que j’en suis fatigué. Ce ne fut jamais pour moi un plaisir, Oréna. Je n’ai pas choisi ce métier. Pourquoi aurais-je supprimé Pei ? Pour une injure ? Elle est certainement moins cinglante que ce que les hommes du peuple disaient à voix basse sur mon passage, sur Terre, et peut-être plus méritée. Et puis, j’aime ce qu’il fait, ses paysages. Il a eu la chance de pouvoir développer ses dons. Pas moi.
— Qu’aurais-tu donc aimé faire ?
— Moi ? Des mathématiques pures, et … Oh, à quoi bon ! »
Doucement, elle lavait la plaie.
« Tu as eu de la chance. Quelques centimètres plus à droite, et l’os était broyé. Ce ne sera rien. Quelques jours de repos, avec les antibiotiques que je vais te laisser, ce n’est même pas la peine de passer à l’hôpital. Voilà, c’est fini.
— Est-ce vrai, Oréna, que tu n’as pas volontairement dressé ces deux pauvres bougres contre moi ? Ou bien voulais-tu te débarrasser d’un de nous ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Que tu aies passé une nuit avec moi ne donne à Pei aucun droit de vouloir te tuer ! Je ne suis pas sa chose, et il le sait, même si ses sentiments sont parfois surannés. Je suis libre comme lui. Quant à Hank, il n’était pas de mes amis ! Mais pour eux, tu es un planétaire, presque une bête ! Leur haine est probablement venue de ce qu’ils ont considéré que je me déshonorais en te fréquentant. Au lieu de me demander si je me croyais moi-même déshonorée, ils ont voulu agir, détruire la cause de cet abaissement présumé.