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Mort. Le mot n’avait pas encore de sens. On meurt de blessure, d’une explosion, d’un rayonnement, d’accident … ou de vieillesse. Il se sentait plein de jeunesse, le corps intact. Et pourtant il allait mourir. Ses chances d’être secouru étaient presque rigoureusement nulles. Pas tout à fait, cependant : dans une circonstance analogue, le capitaine Ramsay avait été recueilli, au bout de seize heures, par une astronef émergeant de l’hyper-espace à quelques centaines de mètres de lui. Donc ses chances n’étaient pas nulles, mais si désespérément faibles !

« Je vais mourir », pensa-t-il. L’idée ne l’effrayait pas, elle le fascinait plutôt. Il avait vu tant d’hommes mourir, de tant de manières ! Camarades tombés à côté de lui, sur les ponts des astronefs, ennemis que l’on trouvait, après le débarquement, calcinés ou déchiquetés … Et cette nuit terrible où il avait assisté, comme garde, à l’interrogatoire du physicien traître Alton, dans les souterrains du palais impérial. Il secoua la tête. Cette mort-là, il ne voulait pas s’en souvenir. Il avait longtemps gardé rancune à l’amiral de l’avoir désigné avec trois autres cadets pour monter la garde, comme si l’Empire ne possédait pas assez de sbires ou de bourreaux !

Homme méthodique, rompu aux dangers de l’espace, il fit l’inventaire de ses ressources : air pour vingt-quatre heures, nourriture concentrée, totalement assimilable, pour dix jours, batteries électriques bonnes pour un mois.

« Je mourrai donc d’asphyxie, dit-il à mi-voix. Ou plutôt, quand je verrai que c’est la fin, je couperai le courant, pour être congelé, et ne pas pourrir … ou peut-être je dévisserai le casque ! »

Il secoua négativement la tête. Cela, ce serait un suicide, et le code d’honneur de la Garde ne permettait pas le suicide : un officier lutte jusqu’au-delà de l’espoir.

Par acquit de conscience, il activa sa radio, lança un appel. La portée était faible, et aucune astronef amie n’errait, il en était sûr, dans ce secteur du cosmos. Quant aux ennemis, ils étaient trop peu nombreux pour qu’aucun se trouvât si loin d’une planète.

Rien ne répondit à son appel. Il plaça la commande sur le S.O.S. automatique, puis écouta sur la bande impériale. Rien, rien que le statique habituel, la voix des nébuleuses. Rien que cela, et le sifflement assourdi des valves d’arrivée d’air. Il attendit. Il tournait maintenant très lentement et aurait pu facilement arrêter son mouvement de rotation. Mais cette rotation ne le gênait pas, au contraire, lui permettant de surveiller l’espace.

Il consulta sa montre, et sursauta : il y avait exactement une heure qu’il tombait, une heure seulement. Une heure. Encore vingt-trois fois ce fragment d’éternité, et il serait mort, ou mourant. La respiration qui se fait courte, les oreilles bourdonnantes, la bouche qui s’ouvre en vain, cherchant l’air. Puis la descente dans la nuit. Et après, il l’espérait, le paradis des guerriers, s’il s’en était montré digne.

Tinkar n’était pas métaphysicien. On ne l’était guère, dans la Garde. « Obéis à l’Empereur et à tes chefs, suis les règles, combats bravement, sois fidèle jusqu’à la mort, et tu n’as rien à craindre. » Il avait été tout cela. Mais, en cette heure de vérité, il se sentait effleuré par un doute. La religion du peuple était différente : selon elle, les vertus guerrières ne suffisaient pas, il fallait aussi l’amour du prochain, le refus de tuer. Comment les hommes du peuple conciliaient-ils ce dernier commandement avec leurs révoltes féroces, Tinkar ne l’avait jamais compris. L’Empire favorisait cette religion de non-violence parmi la plèbe, sinon parmi les gardes. « Tu ne tueras point ! » Et pourtant il se souvenait des policiers crucifiés devant un temple, au début de la révolte. « Tu ne tueras point ! » Il est vrai que dans les livres de cette religion, il y avait aussi : « Qui frappe par l’épée périra par l’épée … »

Contes bons pour les enfants. Comment établir et conserver l’Empire sans tuer ? D’ailleurs, même si la Puissance suprême était bien telle que la décrivaient les prêtres du peuple, elle ne saurait lui en vouloir, à lui Tinkar, d’être ce qu’il était. Comment aurait-il pu faire autrement ? Enlevé par la Garde, pour faire un garde, dès sa naissance, ou presque. Il n’avait de ses parents qu’un très vague souvenir. Il croyait se rappeler que sa mère était blonde, avec de longs cheveux … Son père n’était qu’une vague et énorme silhouette …

Depuis, il avait vécu uniquement avec les autres cadets, puis parmi les gardes, son temps occupé par l’étude, l’entraînement athlétique, les manœuvres, les manœuvres sans fin, sur Terre et dans l’espace, ou sur d’autres planètes, généralement infernales. Comme détentes, les centres d’eugénique, où on leur livrait des filles du peuple, effarées, droguées, soumises et haineuses, à qui il était interdit de parler. Au début, il avait attendu ces vacances avec impatience, comme les autres. Puis peu à peu étaient montés en lui le dégoût, l’impression que, de ces séjours, il sortait aussi dégradé que les filles. Il se souvint de la réflexion de son ami Hékor, la dernière qu’il devait lui entendre proférer : « Jusqu’à quand donc l’Empereur nous ravalera-t-il au rang d’étalon ? »

Il n’avait plus revu Hékor, transféré le jour même aux marches et « mort glorieusement pour l’Empereur », dans quelque banale escarmouche de frontière devant les H’ron, les Tulms, ou autres non-humains.

Il tombait entre les étoiles. Il regarda sa montre : encore cinq heures d’air. Petit à petit, il s’engourdissait. Sa pensée tournait en rond, draguant dans sa mémoire des images qu’il croyait oubliées à jamais : sa rage, à onze ans, quand il avait été battu par un cadet plus âgé, ses larmes amères, d’orgueil blessé plus que de douleur, soigneusement dissimulées, car un vrai guerrier ne pleure pas. Une jeune fille du peuple, qu’il avait entrevue, dans la rue, et à qui il avait souri, un jour de printemps, recevant en échange un regard haineux et sournois. Un cadavre de chien, en travers de la porte d’une maison éventrée … Il tombait. La valve à oxygène sifflait dans ses oreilles : une seconde de moins, une seconde de moins … Puis la honte d’avoir failli à sa mission le submergeait de nouveau. Peut-être l’Empire s’écroulerait-il par sa faute ? Il aurait dû vérifier les hytrons, un bon officier vérifie tout. Mais comment aurait-il fait, alors qu’il avait l’ordre de décoller immédiatement ? Non, il ne pouvait empêcher ce sabotage. Une fois dans l’espace, il était trop tard …

Il tombait. L’air devint lourd dans le scaphandre, le sifflement de la valve s’affaiblit. Il fit un rapide calcul, conclut qu’au bout d’une heure au maximum tout serait fini pour lui. Alors, sans peur, curiosité éteinte, il attendit. Au bout d’un moment, sa tête se mit à bourdonner. Il entendit vaguement dans les écouteurs un accroissement passager du fond de statique, qui s’évanouit doucement. Au loin, entre deux étoiles, quelque chose de brillant se mouvait. Il regarda stupidement ce point brillant, qui croissait très vite, et prit bientôt une forme ovale. Finalement, presque inconsciemment, son entraînement reprit le dessus : c’était une astronef, d’un modèle qui lui était inconnu. Bien qu’il manquât de points de comparaison, elle lui parut énorme : elle n’appartenait certainement pas aux forces de l’Empire. Peut-être aux insurgés ? À quelque civilisation non humaine ? Peu lui importait. Au pire, les astronautes qui la montaient le tueraient. S’il était fait prisonnier, il pourrait peut-être s’évader un jour, et rejoindre la Garde. Rassemblant ses dernières forces, il actionna le dispositif de détresse, eut le temps d’entendre dans ses écouteurs le S.O.S. lancé sur toutes les bandes, de voir s’épanouir les fusées rouges sur le fond noir du ciel. Puis il sombra dans la nuit.