— Et vous ne souffrez pas de claustrophobie ? »
Le vieil homme sourit.
« Si, quelquefois. Mais quand la cité fait escale, nous avons aussi nos chaloupes qui nous permettent d’aller nous dégourdir les jambes sur le sol d’un monde. Entrez, nous voilà chez moi. »
Le logis était modeste, mais confortable. Tinkar fut surpris d’y trouver une femme âgée et une jeune fille.
« Ma sœur, Ellena, ma nièce, Iolia. Ses parents sont morts l’an dernier dans un accident. »
La jeune fille était vêtue, comme toutes les femmes de l’enclave, d’une robe brune simple et flottante. Petite, avec de beaux cheveux châtains relevés en chignon, un front pur et droit, un nez fin, une bouche sensible, elle tenait ses yeux baissés.
« Ellena, je t’amène un hôte venant de la Terre ! »
Tinkar s’inclina devant elle. Son visage ridé gardait des traces de beauté.
Le repas fut simple mais excellent. Ils mangèrent en silence, et Tinkar respecta ce qu’il crut être une coutume des pèlerins. Levant les yeux de son assiette, il surprit une fois ceux de la jeune Iolia fixés sur lui. Ils étaient immenses, d’un marron clair pailleté d’or. Elle eut un sourire timide, et rebaissa la tête. Le repas finit par une action de grâces qui mit Tinkar mal à l’aise, ne sachant que faire.
« Eh bien, maintenant que nous avons réparé nos forces, dites-nous donc les dernières nouvelles de la Terre.
— Il y en a beaucoup, certaines sinistres, et je ne sais si je dois …
— Iolia est jeune, mais n’ignore pas que la vie n’est pas que plaisir. Vous pouvez tout dire devant elle. »
Il parla longtemps, d’abord méfiant, puis plus détendu à mesure qu’il prenait conscience de la sympathie de ses auditeurs. Il leur dit les transformations qu’avait subies la civilisation terrestre depuis le grand exode, la concentration de plus en plus poussée des pouvoirs entre les mains des empereurs, puis des nobles, le développement de la police politique, la disparition des dernières libertés fondamentales. Pour quiconque avait la chance de naître dans une des classes supérieures, et de ne pas être trop ambitieux, la vie n’était pas désagréable au sein de l’Empire. Pour les autres, ouvriers, paysans, petits commerçants ou petits agents d’autorité, elle était pénible. Pour tout homme aimant la liberté, elle était impossible. Le peuple n’était pas misérable, si on ne considérait que les conditions matérielles : peu de gens avaient faim, ou manquaient de soins, ou d’un toit. Mais ils n’étaient rien, que des machines à produire, et leur vie ne comptait pas, à la merci du caprice d’un noble ou d’un officiel, ou de la colère d’un soldat.
« Et les savants ? Les prêtres ?
— Les techniciens sont très surveillés. Ils ne rêvent que d’abattre l’Empire qui pourtant les paie et les protège. Quant aux prêtres, ceux de la religion chrétienne vivent comme le peuple, ceux de votre foi ne sortent plus des monastères. Les autres font partie de la classe dirigeante, bien entendu.
— Et quelle est cette autre religion ?
— Oh ! elle est complexe ! Dans la Garde, nous avions la nôtre, assez voisine dans ses principes, me fut-il dit.
— Et ces principes ?
— Il existe un Dieu suprême qui a créé le monde pour ses adorateurs. L’Empereur est son incarnation vivante, chargé de diriger l’Empire et de l’étendre à tout le cosmos. Les prêtres sont ses aides, l’armée son bras, ce qui va dans le sens de la volonté de l’Empereur est bon, ce qui va contre sa volonté est mauvais et doit être écrasé. Ceux qui servent fidèlement l’Empereur auront la vie éternelle, les autres seront rejetés dans le néant.
— Et vous croyez cela ?
— Pourquoi pas ? Ou du moins ai-je cru y croire. Depuis que le hasard m’a jeté à bord de cette cité, je ne sais plus. Mais n’est-ce pas une épreuve pour éprouver ma fidélité ? »
Il resta un moment pensif.
« Pourtant, au moment où je suis parti … C’est déjà une trahison que de penser cela, mais l’Empire semblait sur le point de s’écrouler, la révolte était victorieuse presque partout. Comment le représentant de Dieu sur Terre serait-il vaincu ? Ne serait-il pas le vrai représentant de la divinité ? Mais tout cela n’est-il pas une forme plus compliquée d’épreuve ?
— Vous êtes naïf, Tinkar Holroy, plus qu’on ne l’est d’habitude à votre âge. Vous parlez comme quelqu’un qui se pose ces problèmes pour la première fois.
— Pourquoi me les serais-je posés ? Je n’étais pas payé afin de penser, je faisais le travail pour lequel j’avais été entraîné, un travail de soldat, et je crois l’avoir bien fait. Que m’importait le reste ?
— Il vous importait suffisamment pour que vous vous rendiez compte que vous étiez parmi les privilégiés, que le peuple souffrait …
— Je le voyais, bien sûr, mais je le trouvais normal. Ce n’est que depuis peu que je commence à douter. Quant à mes privilèges, je les avais durement payés. Vous ne savez pas ce qu’est la formation d’un garde stellaire ! De ces privilèges, je n’ai pas honte, je crois y avoir eu droit !
— Quels étaient-ils ?
— Exemption d’impôt sur ma solde, large retraite à quarante ans, si j’y parvenais, préséance sur tous les gens du peuple, sur certains nobles quand je n’étais pas de service, sur tous quand j’étais de service. D’autres, j’aime mieux ne pas parler ici. Du côté négatif, cet entraînement inhumain, et l’absence de famille. Je n’ai plus vu mes parents depuis que j’ai eu trois ans ! J’ignore leur nom, je ne sais s’ils sont morts ou vivants. »
Il ajouta sourdement :
« Peut-être les ai-je tués, un jour d’émeute ? »
Il se tut, un pli amer à la bouche.
« Comme vous avez dû souffrir ! »
Il leva des yeux étonnés sur la jeune fille.
« Souffrir ? Non, je ne crois pas. Que serais-je devenu, dans ma famille ? Un ouvrier ? Un paysan ? La Garde m’a formé, m’a instruit. Mon univers est infiniment plus vaste qu’il n’aurait été autrement, sans doute. À moins que je ne sorte d’une famille de techniciens ? Mais je ne le crois pas, je serais le premier.
— Et maintenant, qu’allez-vous devenir ?
— Qui sait ? Pour le moment, je suis un paria, un planétaire, un pou de terre.
— Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre avec nous ? interrogea le vieillard.
— Cela vaudrait-il mieux ? Par certains côtés, vous me paraissez plus proches de moi que les autres, mais c’est l’aspect extérieur de la forteresse. Que sont les défenses internes ? M’accepteriez-vous réellement ? Même si mon ancienne foi chancelle, je ne crois pas jamais embrasser la vôtre.
— Nous ne vous le demanderions pas. Vous n’auriez à respecter que nos mœurs et nos coutumes.
— En serais-je capable ? Je les ignore.
— Eh bien, venez de temps en temps les découvrir. Vous serez toujours le bienvenu dans la maison de Holonas. Au revoir, Tinkar Holroy. »
Il lui tendit la main. Tinkar, étonné, hésita, puis la prit.
« La première de nos coutumes ! Nous nous serrons la main avant de nous séparer. Au revoir. »
Tinkar, désireux de se conformer aux usages de ses hôtes, tendit alors la main à la jeune fille. Elle rougit, détourna la tête, mais la prit.
« Ce n’est pas tout à fait correct, étranger, dit le vieillard sans mauvaise humeur. Vous auriez dû attendre que Iolia fasse le geste. Mais ce n’est rien. »