La main de la fille était ferme et tiède entre ses doigts, et il la lâcha à regret, s’inclina, partit.
« Maintenant, allons exciter un peu le chat-tigre, si elle est encore à la bibliothèque », pensa-t-il.
Il se sentait ragaillardi par la réception du vieux patriarche. Là était un asile possible. Il ne sous-estimait pas la forte pression sociale qui régnait dans l’enclave, mais il se croyait capable de s’y adapter. Il trouverait là un refuge aux heures amères, et les pèlerins, s’ils étaient étrangers, étaient cependant bienveillants.
Quand il pénétra dans le bureau de la bibliothèque, Anaena la rousse s’apprêtait à partir. Elle eut en le voyant un sursaut vite réprimé.
« Alors vous voilà. Je vous avais dit de ne pas venir quand je suis ici ! »
Il s’assit nonchalamment sur la table, une jambe pendante.
« Je suis libre. Ma carte A me donne tous les avantages fondamentaux d’un pur Stelléen, et parmi ceux-ci le droit de consulter des livres quand j’en ai envie. Et, pendant vos deux heures de travail, qui ne sont pas encore finies, vous me devez vos services.
— Et quels services rendez-vous vous-même ? dit-elle, accentuant le “vous” de mépris.
— Aucun. C’est là la beauté de la chose ! On ne m’en a pas demandé, me jugeant sans doute trop inférieur. Il en est qui seraient à ma portée, pourtant, et ils sont importants. Mais tant que je suis un paria … »
Il faucha l’air de sa main ouverte.
« Allons, nous perdons du temps, bibliothécaire ! Voulez-vous, je vous prie (il appuya à son tour sur les “vous”), me donner … »
Il hésita un instant, puis termina avec un petit sourire :
« …me donner un quelconque des romans écrits par cette charmante Oréna Valoch. Et ne me dites pas que vous ne les avez pas, je me suis informé. »
Elle souffla comme un chat en colère.
« Que ne les vous donne-t-elle elle-même ! Pour lire des âneries pareilles, vous n’avez nul besoin de me déranger.
— Il se trouve que j’ai besoin de l’atmosphère d’une grande bibliothèque pour apprécier la littérature, dit-il suavement. J’ai l’intention de venir tous les jours ici. On dit qu’Oréna a écrit plus de vingt romans, et je lis lentement.
— Niche 44, cracha-t-elle. Et maintenant, j’ai fini mes heures !
— À demain, ange roux ! »
Oréna l’attendait chez lui quand il entra.
« Comment as-tu pénétré ici ?
— Tout appartement a deux clefs. J’avais pris celle que tu avais laissée sur l’étagère.
— Tu aurais pu me le dire ! »
Il n’avait rien de secret, mais ressentait cette intrusion.
« Il ne faudrait pas qu’elle s’imagine que, parce que nous avons dormi ensemble, elle a des droits sur moi », pensa-t-il sourdement irrité. Habitué en tant qu’homme de l’Empire à la déférence et à l’obéissance des femmes, il ne put s’empêcher de penser à elle comme à une courtisane impudente. « Pourtant, réfléchit-il, soyons juste. J’étais bien heureux, hier encore, d’avoir quelqu’un à qui parler. Et si ses mœurs me scandalisent, je n’en profite pas moins. Cessons d’être hypocrite, et de la juger d’après ma culture. » Il sourit :
« J’ai eu une intéressante journée. J’ai déjeuné avec le patriarche des pèlerins …
— Ah ! dit-elle avec indifférence.
— Vous ne les fréquentez guère, je crois.
— Non. Nous n’avons rien à leur dire, et ils n’ont rien à nous dire, si ce n’est un prêchi-prêcha.
— Holonas est certainement un homme remarquable.
— Peut-être.
— Et il a une nièce charmante », ajouta-t-il pour tâter ses réactions.
Elle éclata franchement de rire.
« Tous les mêmes, les hommes ! Alors, le diable roux ne te suffit pas ? Il faut encore que tu ailles courir les filles de pèlerins, toutes engoncées dans leurs robes grises ? Mais je doute fort que tu arrives à quoi que ce soit avec celles-là, Tinkar ! Elles ont de ce qu’elles appellent leur vertu une conception préhistorique. En ce qui concerne Anaena, au contraire, je ne vois pas ce qui t’arrête. Après le service que tu lui as rendu !
— Quel service ?
— Ne fais pas l’imbécile ! Tu aurais pu la faire jeter à l’espace pour félonie, toute nièce du teknor qu’elle est. Que tu ne l’aies pas fait me dépasse. À moins que tu ne veuilles en profiter ? »
D’un bond, il fut près d’elle, la souleva de terre comme un fétu.
« Ne m’insulte pas, Oréna !
— Bas les pattes, barbare ! Si tu te juges insulté, le parc est là ! »
Il la reposa rudement.
« Vous passez donc votre temps en duels ? »
Elle se renversa sur le divan, sourit.
« La preuve que non est que je ne vais pas te provoquer pour ta brutalité. Tu me plais, Tinkar. Tu me plais par ton étrangeté, tes colères de barbare, ta force, et ton intelligence. Si tu es patient, tu finiras par être accepté par mes compatriotes. Qui sait, bien guidé, tu pourrais monter assez haut ? Ce serait intéressant à regarder.
— Comme Dhulu le méropien et Thalila la branimare ?
— Tu as lu mon livre ?
— Aujourd’hui, à la bibliothèque, j’ai obligé le diable roux, comme tu la nommes, à me donner un de tes romans, ce fut drôle. Mais dis-moi, pourquoi te hait-elle tant ?
— Pfu ! Je suis avantiste, et elle est conservatrice ! Et as-tu souvent vu une jolie femme en aimer une autre ?
— Je ne saurais dire, j’ai connu si peu de femmes. Entre hommes, c’est probablement différent. Nous respectons mutuellement notre force. Tout au moins dans la Garde. J’ai appris pas mal de choses à ton sujet, en lisant ce livre.
— Ah ? Voyez-moi le psychologue ! Ne t’y fie pas trop, Tinkar. J’ai besoin de vendre mes livres, aussi j’y mets ce qui plaît aux autres. »
Elle se leva d’un bond.
« Mais tu m’ennuies ! Tu es aussi verbeux qu’un teknor ou un pèlerin. Je vais préparer notre dîner. »
Il s’assit à son tour sur le divan, réfléchit. Il n’aimait pas Oréna, mais avait pour elle une certaine reconnaissance, elle était amusante et possédait un corps agréable. Les avantages dépassaient de loin les inconvénients. Qu’arriverait-il plus tard, il ne le savait, et ne s’en souciait guère. Il n’avait encore aucun plan défini. Rejoindre l’Empire était hors de question pour le moment, il ignorait même dans quel coin de l’Univers se trouvait le Tilsin. Il fallait attendre un moment plus favorable.
Les jours s’ajoutèrent les uns aux autres, devinrent des semaines, puis des mois. Il occupait une partie de son temps à lire pêle-mêle romans, livres historiques, ouvrages scientifiques. Par un curieux hasard, tout ce qui se rapportait aux moteurs du Tilsin était toujours « en lecture » quand il le demandait, et il finit par y renoncer. Il fréquenta assidûment les cinémas, que ceux-ci projettent des films de fiction ou des documentaires sur les planètes que le Tilsin ou les autres cités avaient visitées. Une histoire romanesque, se déroulant sur la Terre, lui attira son second duel. Cette fois, ce fut très court. Le jeune blanc-bec qui l’avait défié gisait, quelques minutes après le début du combat, avec deux balles dans le corps. Comme dans le cas de Pei, Tinkar refusa de l’achever. D’autres fois, il s’installait dans un poste d’observation, quand le Tilsin voguait dans l’espace normal, et regardait défiler les systèmes solaires. La cité ne s’arrêtait pas, et quelques Stelléens commençaient à murmurer contre le teknor, menaçant de réclamer la convocation du Grand Conseil et de l’obliger à faire une escale.