« Je connais mes limites et, plutôt que de me battre sur un terrain où je suis vaincue d’avance, je préfère me tenir à ces limites.
— Vous êtes un curieux personnage, Anaena. Quel âge avez-vous ?
— Je suis encore assez jeune pour vous répondre sans me formaliser de votre question. Voyons, vos années ont bien 365 jours de 24 heures, comme les nôtres ?
— Oui.
— Alors, j’ai vingt-deux ans et demi. Êtes-vous satisfait ? Et vous ?
— Vingt-quatre.
— Cela ne fait pas une grande différence, dit-elle gaiement. Je vais maintenant vous faire payer mon hospitalité, comme je vous en avais prévenu. Parlez-moi de votre planète, de votre Empire. »
Il parla. D’abord techniquement, comme pour une conférence, puis, petit à petit, subtilement dirigé par ses questions, il devint plus personnel, raconta sa vie, son espoir maintenant évanoui de conduire un jour une flotte à la conquête de mondes inconnus.
« Des mondes inconnus, vous en verrez davantage avec nous que vous n’auriez jamais pu en voir, assura-t-elle.
— Comme passager ? railla-t-il. Ce n’est pas ce que je voulais !
— Comme un des nôtres, si vous vous intégrez à nous, Tinkar !
— Est-ce possible ? Vous ne me laissez jamais ignorer que je suis un étranger.
— Qui sait ?
— Parlez-moi de vous maintenant, demanda-t-il. Peut-être arriverai-je à comprendre votre peuple, si je sais ce que pense, désire et craint un de ses membres les plus représentatifs.
— Oh ! je n’ai pas grand-chose à raconter. Contrairement à la majorité des Stelléens, je n’ai jamais quitté la cité qui me vit naître, sauf pendant les escales planétaires. J’ai mené la vie de tout le monde, jusqu’à ma quinzième année, quand mon oncle est devenu teknor. Je lui ai alors servi de secrétaire particulière tout en continuant mes études ; je me suis spécialisée en xénologie par goût, et en archivisme comme métier social. C’est tout. Nous ne menons pas de vies romanesques, comme vous, braves guerriers de la Garde de l’Empire ! »
Tinkar la regarda, sous ses sourcils froncés. Elle parlait d’une voix calme, neutre. Se moquait-elle, ou bien avait-il cru déceler une pointe d’envie ?
« Vous me dites que, contrairement à la majorité, vous n’avez jamais quitté cette cité. Est-il donc normal de le faire ?
— Certes ! Nous aimons le changement, et en d’autres circonstances j’aurais changé de ville, moi aussi. Mais le Tilsin concentre tout ce que nous apprenons sur les ennemis, aussi ma place est-elle à son bord. Sans cela … Au bout de quelques années, on arrive à connaître tous les visages, on devient las de croiser toujours les mêmes personnes dans les mêmes coursives. Ne cherchez pas ailleurs l’origine de la conduite d’Oréna à votre égard. Vous êtes la nouveauté, et cette nouveauté a dominé les préjugés habituels contre les planétaires, préjugés qu’elle partage, bien qu’à un moindre degré, son père en ayant été un. De plus, pour la race il est bon que les cités échangent hommes et femmes, sans cela la dérive génétique deviendrait vite une menace. Nous avons vu où elle a conduit les colons de Tircis, peu nombreux et isolés, l’île où avait échoué leur astronef étant petite et aride. Ils ne sont plus complètement humains. Voulez-vous voir quelques photos ? »
Elle fit coulisser la porte d’un placard, en tira un petit projecteur. Un visage apparut sur le mur nu formant écran, un visage étrange, parfaitement normal, jusqu’au moment où on l’examinait de près : les yeux trop grands, fixes, trop pâles, les oreilles si petites qu’elles paraissaient des vestiges, le crâne bizarrement pointu et dénudé, ne portant qu’une couronne de cheveux jaunes et flous comme un duvet. Une autre photo montrait l’ensemble de l’homme, avec de maigres jambes d’échassier, des bras trop longs, des épaules si étroites et si tombantes que ces bras prenaient directement naissance dans le corps.
« Et le physique n’est rien, Tinkar ! Ils ont tellement changé mentalement que nous pouvons à peine mieux communiquer avec eux qu’avec eux qu’avec un Mpfifi !
— Avez-vous des photos de ceux-ci ?
— J’ai de meilleurs documents que cela, et je vais vous les montrer, bien que ce soit une façon assez sinistre de terminer une soirée si bien commencée. Quand nous eûmes repris le Roma, nous trouvâmes un certain nombre de caméras automatiques qui n’avaient pas été détruites, et aussi un film pris par les autres. J’en ai des copies ici. »
Elle fouilla dans le placard, en sortit un plus gros projecteur et des bobines de films.
« Voici d’abord les nôtres. »
L’écran montra un bout de coursive, tout à fait pareille à celles du Tilsin, barrée par un amoncellement de corps et d’armes détruites. Puis sur le mur se découpa une ombre vaguement humaine, et, tournant un coin, un Mpfifi apparut. Tinkar se pencha instinctivement en avant pour mieux voir. L’être n’était pas horrible. Tout au plus sentait-on en le regardant un vague malaise, comme devant une caricature vicieuse d’humanité. Sa peau verdâtre, hérissée de petites épines blanchâtres paraissait dure et souple à la fois. Dans le visage sans nez ni oreilles, masque inexpressif, figé, deux yeux glauques scrutaient la coursive. Il tenait dans une main trop longue une arme compliquée de métal bleu. Il avança, jusqu’à ce que sa face immobile remplisse l’écran, tourna la tête, et Tinkar put voir, sous l’angle de la mâchoire, l’ouverture respiratoire qui palpitait. Il disparut.
D’autres fragments de films suivirent, scènes de bataille qui intéressèrent le Terrien, quelques moments d’un conseil tenu par les derniers défenseurs dans une pièce aux parois éventrées, au milieu du fracas de la bataille proche qui couvrait presque complètement leurs paroles.
« Voici maintenant leur document. Comme leurs yeux n’ont pas la même sensibilité que les nôtres, il pourra vous paraître mal développé. Nous avons trouvé l’appareil sous le cadavre d’un Mpfifi, tué quand les secours arrivèrent. Il n’y eut, comme survivants humains, que huit femmes et une cinquantaine d’enfants qui s’étaient cachés dans une soute. Quand les Mpfifis nous virent arriver, le Suomi et nous, ils se sont enfuis sans combattre, et, sans traceurs, nous ne pûmes les poursuivre. »
Le film semblait avoir été pris sous une violente lumière orangée, qui transformait les couleurs des plantes et donnait par là-même une pénible impression d’étrangeté. C’était la conquête du Roma vue par les envahisseurs, la lente progression de coursive en coursive, de parc en parc. La bataille avait été féroce, et les Mpfifis avaient payé cher leur victoire. Deux fois, la scène bascula, comme si la main de l’opérateur avait laissé échapper l’appareil et qu’une main l’eût rattrapé avant qu’il ne s’écrasât au sol.
« Je comprends maintenant d’où vous vient votre connaissance de leur tactique ! »
Le combat touchait à sa fin, et les Mpfifis ne prenaient plus guère de précautions dans leur avance.
« Regarde bien maintenant, Tinkar, et tu comprendras pourquoi nous les haïssons et pourquoi nous les craignons en même temps. »
La caméra était fixée sur une rangée d’humains captifs, principalement femmes et enfants, collés contre un mur, au nombre d’une cinquantaine. Un des rares hommes s’avança, mains levées, parla. Sa voix, déformée par les enregistreurs de la race étrangère, n’était guère compréhensible, mais ses gestes étaient clairs. Il implorait la pitié du vainqueur pour le misérable troupeau de survivants. Un Mpfifi apparut dans le champ, leva son arme, et, d’un jet d’énergie, brûla les pieds du suppliant qui s’écroula, sur le sol. Alors, doucement, paraissant y prendre plaisir, bien que pas un trait de son visage plat et inexpressif ne bougeât cependant, le Mpfifi carbonisa l’homme par petits morceaux ; d’abord les mains, puis les bras, les jambes, avant de calciner le reste d’un jet à pleine puissance. Puis d’autres s’avancèrent et, commençant par un bout de la file, rôtirent à petit feu hommes, femmes et enfants, les laissant fuir parfois pendant une dizaine de mètres avant de leur faucher les jambes. Il ne restait plus que trois femmes quand Anaena coupa la projection. De grosses larmes coulaient sur ses joues.