« Non, je ne peux pas regarder la fin ! La dernière, au bout de la file, c’était ma mère, Tinkar, ma mère, comprends-tu ? Elle était en visite sur le Roma ! Nous sommes arrivés quelques heures trop tard pour la sauver ! Si nous pouvions les suivre dans l’hyperespace, trouver leur planète d’origine, ou leur empire ! Nous avons dans nos soutes des bombes capables d’écraser un monde, de le projeter hors de son orbite ! Avec quelle joie nous les emploierions ! Rien ! Nos physiciens cherchent, cherchent, sans succès ! »
« Et sans grandes chances de trouver, pensa Tinkar, puisque vous avez abandonné le dispositif hyperspatial de Cursin. » Sur Terre, la découverte avait été en partie le fruit d’un hasard, tellement invraisemblable qu’il doutait qu’il pût se reproduire de longtemps. Devait-il leur donner le secret ? Les mettre sur la voie ? Il hésita.
« Mon oncle est convaincu que vous avez des traceurs, Tinkar ! Il pense, et je partage son avis, que sans cela votre Empire serait impossible, maintenant qu’il s’est étendu, et que vous ne pouvez plus surveiller toutes les planètes, comme autrefois. Si vous avez cet appareil, donnez-le-nous ! Vous avez vu ce que sont les Mpfifis ! Pour le moment, ils n’attaquent pas les mondes forts, mais peut-être le feront-ils un jour, et votre Terre n’est pas à l’abri ! C’est dans cet espoir que mon oncle vous a sauvé la vie, quand vous dériviez dans votre scaphandre … »
Il se ferma, blessé.
« Et c’est probablement aussi pour cette raison qu’il m’a donné une carte A ? Non, Anaena, nous n’avons pas ce secret, je l’ai déjà répété maintes fois, et je suis las de le faire.
— Je ne vous crois pas ! Nous avons eu nos torts envers vous, Tinkar, je le reconnais. Puisque nous vous avions recueilli il aurait fallu vous adopter complètement, mais ce n’était pas possible. Il y a trop de sang entre nous et l’Empire, même si ce sang est sec depuis longtemps. Comprenez-le ! Mon oncle se moque de ces vieilles histoires, mais les autres n’auraient pas accepté ! Tan n’est que teknor. Tinkar, il n’est pas empereur ! Son autorité est purement technique, il la tient du Grand Conseil. Et moi-même, je dois dire …
— Vous n’avez absolument pas été amicale envers moi ? Je ne vous en veux pas, même pas pour votre tentative de me faire tuer. Cette soirée, la première où un Stelléen, Oréna exceptée, m’ait montré une certaine amitié, paie largement vos dettes, si dettes il y avait. Je ne vous promets rien. Nous n’avions pas de traceurs, mais, quelques jours avant la révolte, j’ai assisté à une conférence de techniciens militaires, où l’on a parlé de leur possibilité. Je vais chercher dans ma mémoire ; malheureusement j’étais distrait ce jour-là, et si je retrouve quoi que ce soit, j’irai voir un de vos physiciens, et je lui dirai ce que je sais. Bonsoir, et merci. »
Elle l’accompagna jusqu’à la porte et, au moment de la quitter, il fut tenté de se pencher vers elle, de l’embrasser. Il se retint et s’en voulut de cette tentation. Tout en rentrant chez lui, il réfléchit à cette conversation et aux films. Pourquoi avait-il à demi promis ? Pourquoi ce demi-mensonge ? Allait-il céder, donner son seul objet d’échange possible pour un peu d’amitié ? Avait-elle vraiment un début d’amitié pour lui ? Elle avait pris soin d’appeler son invitation un armistice ? Bah ! il verrait demain.
Oréna l’attendait en lisant un livre. Elle leva la tête quand il entra.
« Bonne soirée, Tinkar ? Le chat roux ? »
Gêné, il fit oui de la tête.
« Tu es libre !
— Ce n’est pas ce que tu penses ! Elle voulait des renseignements sur la Terre, sur l’Empire …
— Oui, les mœurs des sauvages l’ont toujours intéressée. Principalement leurs mœurs amoureuses. »
Irrité, il cria :
« Elle ne m’est rien ! Tout ce qu’elle cherche, c’est à me faire dire si nous avons des traceurs hyperspatiaux !
— Et vous en avez ?
— Non ! cracha-t-il.
— Oh ! moi, tu sais, je m’en moque. Bonsoir, Tinkar.
— Tu ne restes pas ?
— Non, pas ce soir. Je ne mange pas les reliefs des autres. »
Il pâlit, se contint, et répliqua d’une voix sourde :
« Tout le monde n’a pas tes mœurs !
— Tu t’en es bien accommodé !
— Oh ! zut, Oréna ! Je te répète que cette fille ne m’est rien, qu’un ennemi ! J’ai sans doute tort en effet de jouer au puritain. Mais je suis las de vous tous. Vous n’avez même pas l’humanité de recueillir un homme dans le vide sans arrière-pensée ! Vous n’êtes pas plus humains que les Mpfifis !
— Qu’en sais-tu ?
— Anaena me l’a dit ! Le teknor m’a sauvé parce que j’appartiens à l’Empire, et qu’il pensait que nous avions des traceurs !
— Le salaud, dit-elle, sincère. Tu vois ce que vaut la race des Ekator !
— J’en aurais sans doute fait autant à sa place. Bonsoir.
— Non, je reste !
— Je ne veux pas de pitié !
— M’en crois-tu capable ? » dit-elle en s’étirant.
Il revit souvent Anaena, les jours qui suivirent. Elle était correcte envers lui, mais de nouveau distante, ce qui le confirma dans son idée que cette invitation était partie d’un plan qui avait échoué. Puis les choses changèrent une nouvelle fois et, un jour qu’il la croisait dans la rue, elle sourit et s’arrêta :
« Venez donc me voir, Tinkar. J’ai encore bien des détails à apprendre sur l’Empire.
— Je doute qu’il vous intéresse vraiment.
— Allons, ne vous raidissez pas ! Je ne vous parlerai plus de cette affaire de traceurs. Vous ne voulez pas nous en donner le secret, vous êtes libre !
— De quoi parlerons-nous, alors ?
— De tout et de rien, si vous le voulez.
— Quel renouveau subit d’intérêt pour ma personne !
— Avez-vous peur de moi ?
— Non ! Quand dois-je venir ?
— Demain soir. J’inviterai quelques amis intelligents.
— Pour leur montrer un planétaire apprivoisé ?
— Non, idiot ! Pour essayer de rompre le cercle d’isolement où vous vous débattez ! »
Tinkar fut obligé de reconnaître qu’il passait une excellente soirée. Ils étaient six en tout, quatre hommes et deux femmes. L’amie d’Anaena était une fort jolie brune, les trois Stelléens vifs et spirituels. On but suffisamment, on chanta, et Tinkar fut complimenté pour sa voix quand il entonna le Chant des Héros de la Garde. Puis les autres invités partirent, et il resta seul avec Anaena.
« Je suis curieuse et romanesque, comme toutes les femmes. Racontez-moi donc votre première bataille.
— Ça n’a guère d’intérêt, croyez-moi. Toutes les guerres sont pareilles.
— Nous n’avons jamais réellement combattu, sur le Tilsin. Et nos combats de cité à cité sont des choses bien lourdes, des chocs de forteresses, sans doute, comparés à vos rencontres de croiseurs rapides …