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—  Soit, puisque vous y tenez. J’étais encore cadet, à peine sorti de l’école, quand …

—  Non, pas ça. Parlez-moi du premier engagement où vous commandiez votre croiseur. »

Il sourit, amusé et flatté.

« Pas un croiseur, Anaena ! Un simple éclaireur ! Six hommes, en me comptant !

—  Tant mieux, cela sera encore plus intéressant. Mais vous auriez commandé très vite un croiseur, n’est-ce pas ?

—  Je n’en étais qu’au torpilleur quand la révolte a éclaté. Enfin, puisque vous tenez à cette histoire, je venais de prendre le commandement du Saphir quand eurent lieu les émeutes martiennes. Mars est tout proche de la Terre, une des planètes les plus voisines, dans le même système solaire. En soi, c’était à peine une opération de police. La seule difficulté était que trois croiseurs, en escale sur Mars, se mutinèrent et se solidarisèrent avec les insurgés. Nous partîmes à dix-sept, dix croiseurs et sept éclaireurs. Je devais surveiller le flanc gauche de l’escadre. Nous bombardâmes Mars jusqu’à reddition complète. Quand je dis nous, je pense au gros de la flotte. Moi, je poursuivais les navires ennemis qui fuyaient vers Pluton. Mon éclaireur était plus rapide, je gagnais sur eux, quand ils plongèrent dans l’hyperespace. Je restai un moment indécis, car c’était mon premier commandement. Que devais-je faire ? Les suivre, ou attendre des renforts ? Mais un coup d’œil à l’écran du tra … »

Il s’arrêta net, jura.

« Vous avez gagné, Anaena !

—  Gagné ? Quoi donc ?

—  Ne jouez pas l’innocence ! Vous savez maintenant que nous possédons des traceurs ! Toute cette mise ne scène n’avait pour but que de m’amener à me trahir ! Cette amitié soudaine aurait dû me mettre en garde, mais, naïf comme un cadet, j’ai marché ! »

Il imita sa voix :

« Non, pas cela ! Parlez-moi du premier combat où vous commandiez votre “croiseur” ! Imbécile ! On apprend cela aux bleus, dans nos casernes ! Donne du “mon lieutenant” à l’adjudant ! Qu’est-ce que tu risques ? Mais vous n’avez pas encore le secret, même si je dois être brûlé vif par les Mpfifis !

—  Allons, Tinkar, soyez raisonnable ! Le jour où nous voudrons vraiment votre secret, il y a le psychoscope ! On en a déjà parlé, vous savez ? Je m’y suis opposée, croyez-le ou non, et mon oncle aussi !

—  De lui, je le croirais volontiers. C’est sans doute le seul homme digne de ce nom dans cette cité ! Vous ? Pourquoi seriez-vous intervenue en ma faveur ?

—  Parce que je suis opposée au viol des consciences, dit-elle avec dignité. Et parce que, petit à petit, j’ai commencé à vous admirer.

—  Pfuu ! Encore une manœuvre !

—  Je suis Stelléenne, Tinkar ! Je ne vous cacherai pas que nous sommes menacés, que, lentement, mais sûrement, nous perdons notre guerre contre les Mpfifis. Je ferai donc mon possible pour vous amener à nous donner ce secret, tout mon possible ! »

Il la regarda d’un air narquois.

« Tout ? Vraiment tout ? »

Elle rougit, puis pâlit, de colère et de honte.

« Oui, tout ! Mais après, je vous tuerai ! »

Il haussa les épaules.

« Je ne vous demande rien. Le jour où je déciderai de donner les traceurs, je les donnerai pour rien. Mais j’aurais aimé avoir votre amitié.

—  Et comment savez-vous que vous ne l’avez pas déjà ? Croyez-vous que je vous aurais invité deux fois chez moi si …

—  Vous venez de dire vous-même que vous feriez tout pour m’arracher les plans.

—  Je l’ai dit, et je ne le nie pas ! Oh ! je sais ! Nous nous sommes mis dans une telle situation que votre confiance en moi est limitée ! Tant pis. J’aurais voulu aider à votre intégration parmi nous. Le Tilsin a besoin d’hommes comme vous.

—  Que ne vous en êtes-vous aperçus plus tôt !

—  Vous êtes puéril, Tinkar ! Vous vous conduisez comme un enfant qui casse ses jouets parce qu’on ne lui donne pas tout de suite ce qu’il désire. Comment vouliez-vous être admis d’emblée dans une société qui a de bonnes raisons de craindre et de haïr l’Empire ? Nous vous avons étudié, d’abord. Il faut du temps, pour cela.

—  Peut-être suis-je trop impatient, en effet. Je vais vous proposer un marché, Anaena.

—  Lequel ?

—  Je vais dessiner les plans d’un traceur. Pendant ce temps-là, je réfléchirai. Peut-être donnerai-je ces plans à Tan, peut-être non. En contrepartie, je vous demande votre amitié. Rien que votre amitié. »

Elle lui tendit la main.

« Merci, Tinkar. Je vous donne ma parole que, tant que vous ne serez pas décidé, je ne vous parlerai plus de cette affaire. »

Il rentra chez lui, le cœur léger. L’appartement était vide, Oréna n’était pas venue. Il se coucha, ne put s’endormir, se releva, prit une feuille de papier et commença à griffonner.

Au matin, il acheta un petit coffre-fort, et tout un matériel de dessinateur. Il ne sortit plus guère que pour les repas, refusa deux invitations d’Oréna, et ne se rendit à la troisième qu’après qu’elle lui eut fait une scène de jalousie précédée du traditionnel : « Tu es libre. »

Il passa quelques jours heureux, absorbé dans un travail qui lui plaisait, ayant enfin le sentiment d’être de nouveau un homme. La tâche était rude. Il connaissait la théorie des traceurs hyperspatiaux, bien sûr, mais il y a loin entre la théorie et un simple plan précis ! Ses livres de références lui manquaient, et il s’aperçut qu’entretenir et même réparer un appareillage neutrinique complexe est une chose, le réinventer en est une autre. Il eut ses moments de découragement et, une fois, glissa tous ses papiers dans un dossier, résolu à les porter à un physicien du Tilsin. Finalement, il se remit au travail avec acharnement.

« C’est ma seule carte, je n’ai pas le droit de la gaspiller », dit-il tout haut.

En fait, s’il se fût analysé, chose qui n’était guère dans son tempérament, il se serait aperçu qu’il aurait détesté s’avouer vaincu après avoir promis à Anaena qu’il achèverait les plans lui-même.

Tout fut terminé enfin, sauf un détail. Il ne restait plus qu’à construire l’appareil et à le régler. Il n’était pas outillé pour le faire. En son for intérieur, il avait décidé de donner ces plans au teknor, un peu par bravade, beaucoup pour Anaena. Il ne se croyait pas amoureux d’elle. Habitué à vivre avec d’autres hommes, sauf les brèves détentes sans importance des Centres de perfectionnement racial, ses besoins sentimentaux et physiques étaient pleinement satisfaits par Oréna. Mais il se plaisait à ce jeu d’échecs mental qu’il jouait avec la nièce du teknor. Il avait eu l’avantage une fois, quand il ne l’avait pas dénoncée. Elle avait rétabli la situation en l’invitant deux fois. Maintenant, paraissant lui céder, il faisait d’elle son obligée à nouveau, deux fois, une fois individuellement, une fois pour son peuple. Quelle serait la suite, il l’ignorait, et ne s’en souciait pas. La vie était redevenue intéressante grâce à elle.

« Si jamais j’accepte ce poste d’instructeur, rêva-t-il, ce sera assez drôle au fond, de faire marcher ces fiers Stelléens, de les plier à l’entraînement militaire de la Garde … »

Il arrivait à la bibliothèque, où il pensait trouver Anaena, souriant d’une joie malicieuse à l’idée qu’il lui annoncerait que les plans étaient prêts, quand, par trois fois, retentirent les sirènes d’alarme.

III