RENCONTRE DANS L’ESPACE
Il s’immobilisa. Qu’était-ce ? Un moment, il pensa à une attaque par les Mpfifis et regretta d’avoir tant tardé à se décider. Mais les passants n’avaient aucunement l’air anxieux, et s’ils hâtaient le pas, c’était plutôt avec la hâte joyeuse d’un homme qui se rend à une fête. Il arrêta un jeune garçon.
« Que se passe-t-il ?
— Nous allons rencontrer le Frank. Ne le sais-tu pas ? »
Indécis, il s’avança vers la bibliothèque. La porte était close. Un peu désemparé, il poursuivit son chemin, dans la même direction que le flot humain qui maintenant coulait dans les rues. Une voix claire le héla :
« Tinkar ! »
À quelques mètres, Anaena lui souriait.
« Je vous cherchais !
— Moi aussi !
— Je viens de la part de Tan vous inviter à assister à la manœuvre dans le poste de commandement.
— Ainsi, on me laisse franchir les limites ?
— Elles n’existent plus, désormais, dit-elle gravement. J’ai parlé à mon oncle de votre promesse.
— Je n’ai pas promis de donner …
— Il le sait. Venez vite ! »
Ils passèrent une des portes à cercle rouge barré et, par un couloir étroit et un puits gravitique, arrivèrent au cerveau de la cité. Là étaient centralisées les commandes de vol, celles de tir, les grandes computatrices électroniques. Bien qu’il existât trois centres secondaires, ceux-ci ne fonctionnaient pas en temps normal. Derrière de multiples portes fermées bourdonnaient ou cliquetaient des machines. Ils pénétrèrent enfin dans le poste de commandement.
C’était une vaste salle ronde, aux murs tapissés d’écrans et de cadrans devant lesquels veillaient des ingénieurs. Une vingtaine d’hommes étaient assis autour d’une grande table basse, en forme de couronne, qui entourait une dépression circulaire dans le plancher. Parmi eux, devant un ensemble particulièrement complexe de cadrans et de claviers, Tan Ekator les attendait.
« Soyez le bienvenu, Tinkar. Il y a deux heures, nous avons reçu un message du Frank demandant une conjugaison. J’ai pensé que la manœuvre vous intéresserait, et j’ai envoyé Ana vous chercher. Asseyez-vous à côté de moi. »
Il désigna de sa main un siège à sa gauche.
« Comme je vais être assez occupé, Ana vous donnera toutes les explications que vous demanderez. »
Tinkar s’assit devant une portion de la table dépourvue d’instruments. Il se pencha en avant. La table était étroite et il put voir sans difficulté le fond de la dépression, partagé en six hexagones, chacun reflétant une partie du ciel : droite, gauche, devant, derrière, dessus, dessous. Dans celui du zénith un point faiblement brillant se déplaçait lentement parmi les étoiles. La jeune fille le montra du doigt :
« Le Frank. Il nous accostera par le dessus, et, pendant trente heures, nos deux cités resteront collées l’une à l’autre, communiquant par cinq puits gravitiques. C’est ce que nous appelons une conjugaison. Nous sommes en bons termes avec toutes les cités, bien entendu, mais le Frank est la cité-sœur, et nous nous rencontrons régulièrement tous les deux ans. Cette fois, c’est un peu particulier. La dernière conjugaison avait eu lieu peu avant ton arrivée ! »
Le Frank descendait maintenant très vite, cachant des étoiles de plus en plus nombreuses. Bien que, sur l’écran, il semblât monter, Tinkar ne put s’empêcher de lever les yeux vers le plafond avec une vague appréhension. Le teknor s’en aperçut.
« Très bien, Tinkar. On voit que vous avez les réflexes d’un bon commandant d’astronef, et que votre cerveau dirige, non vos sensations qui vous disent que le Frank arrive par le bas ! Mais n’ayez aucune crainte ! Il ne défoncera pas notre coque ! »
Le Terrien rougit.
« N’ayez pas honte, nous avons tous la même réaction la première fois, dit la voix douce d’Anaena. Même maintenant, alors que j’ai l’expérience de plusieurs conjugaisons, je rentre un peu la tête dans les épaules à la pensée des quelques millions de tonnes qui vont se poser sur notre cité. »
D’un geste bref, le teknor leur imposa silence. Ses yeux avaient quitté les écrans et surveillaient maintenant le cadran du télémètre-radar. Puis, quand le Frank fut trop près pour que ses indications fussent valables, ils passèrent au cadran du gravitomètre. Pendant ce temps, ses doigts jouaient sur les claviers, et Tinkar comprit qu’il ajustait la vitesse du Tilsin jusqu’à ce qu’elle fût nulle par rapport à celle du Frank. Une lampe rouge s’alluma. Le teknor se renversa sur son siège, expirant l’air avec un léger sifflement.
« Fini ! D’ici quelques minutes, mon vieil ami Gadeau sera là. C’est le teknor du Frank », expliqua-t-il à Tinkar.
De fait, moins de vingt minutes plus tard, un homme brun et trapu, âgé d’une cinquantaine d’années, pénétra dans la salle de commande, suivi de trois jeunes Stelléens, et serra les mains de Tan Ekator avec exubérance.
« Tan ! Vieux pirate ! Ça fait plaisir de te revoir, toi et ta ravissante Anaena ! Malheureusement, cette fois, tout ne sera pas plaisir ! Où pouvons-nous parler tranquillement ?
— Dans mon appartement. Ah ! voici Clan Dillard, et Jules Moreau, et Wladimir Kowalski. Toujours solides au poste, je vois.
— Et chez toi, quel est ce jeune homme ?
— Tinkar Holroy, de l’Empire terrestre. Officier de la Garde stellaire.
— Tiens, tu as eu la même idée que moi ?
— C’est un naufragé que nous avons recueilli.
— Ah ! bon ! Eh bien, qu’il vienne ! Ce que j’ai à dire le concerne également. Viens aussi, Anaena, ta présence est indispensable. »
Tinkar pénétra ainsi pour la première fois dans l’appartement privé du teknor. Il était bien plus vaste que tous ceux qu’il avait vus, et comportait en particulier une grande salle rectangulaire, dont les murs reflétaient l’espace. Il eut l’impression d’être dans une tour dominant la ville et percée de multiples fenêtres, alors qu’il était, il le savait, au cœur même de la cité. Une série de sièges bas entouraient une table circulaire encombrée d’appareils. Tan Ekator leur désigna ces sièges.
« Asseyez-vous. Aimes-tu toujours le vin de Téléphor, Gad ?
— Peuh ! Faute de vin de Novagallia, il fera l’affaire. »
Tan pressa sur un bouton, et quelques secondes plus tard un homme entra, poussant un chariot chargé de verres et de bouteilles d’un vin doré. Anaena sourit et, se penchant vers le Terrien :
« Cela fait six fois que j’assiste aux rencontres entre Tan et son ami, et chaque fois les deux phrases ont été prononcées, sans un mot de changé ! »
L’homme emplit les coupes, disparut. Tan se leva, verre en main.
« Au Peuple des étoiles ! Puisse-t-il vivre toujours fort et libre ! »
Les Stelléens choquèrent leurs verres. Tinkar hésita une seconde : que lui faisait le bonheur du Peuple des étoiles ? Mais déjà Anaena s’avançait vers lui, verre tendu, et il se leva à son tour, participa au rite.
« Cela dit, ajouta le teknor, qu’y a-t-il de si grave que tu nous aies poursuivi ? Tu as d’ailleurs de la chance de nous avoir trouvés à portée de message, car j’ai légèrement modifié la route convenue, si je n’ai pas changé les heures d’émergence.
— Tu n’aurais pas dû ! Si les Mpfifis … Enfin, voici ce qui m’amène. C’est grave, Tan, les Mpfifis attaquent maintenant les planètes fortes !
— Diable ! Où ? Quand ? Comment ?