— Falhoé IV. Il y a un mois.
— Repoussés ?
— Oui, mais à quel prix ! Trois cents millions de victimes !
— Et chez eux ?
— Trois cités détruites.
— C’est maigre ! J’aurai cru que Falhoé se serait mieux défendue !
— La surprise, Tan. L’ennemi est sorti de l’hyperespace à moins de cent mille kilomètres de la planète.
— Des armes nouvelles ?
— Pas que je sache. Mais ils ont utilisé des bombes à fusion. La bataille a duré deux jours, pas plus, et tout un continent est en ruine. Puis ils sont repartis.
— Combien de cités ?
— Vingt-deux ont été repérées. Nous devions faire escale à Falhoé, comme d’habitude. Nous sommes arrivés trois jours plus tard, et avons failli être détruits. Les Falhoéens tirent d’abord et posent des questions ensuite.
— C’est grave, cette affaire. Elle peut signifier que les Mpfifis sont maintenant en force, et commencent la deuxième phase de l’expansion de leur empire.
— En ont-ils un ? Ou sont-ils, comme nous, des nomades ?
— L’un n’empêche pas l’autre. Crois-tu que nous ne nous serions pas taillé un empire, si nous l’avions voulu ?
— Peut-être, Tan. En tout cas il faut changer de politique à l’égard des planétaires. Après tout, ils sont aussi des hommes, comme nous, et nous avons intérêt à rechercher leur alliance. Quand j’ai vu ce jeune homme, j’ai cru que tu m’avais devancé dans cette idée. Qu’en pensez-vous, officier ? Croyez-vous que l’Empire terrien … »
Tinkar se leva.
« Pour ce que j’en sais, l’Empire n’existe sans doute plus à l’heure présente. Quand je l’ai quitté, la révolte triomphait. Qu’adviendra-t-il, je ne le sais, mais je doute que, pour quelques dizaines d’années au moins, les forces de l’Empire ou de son successeur soient suffisantes pour compter dans cette affaire.
— Tant pis ! Je vous avouerai que j’attendais beaucoup de l’Empire pour nous épauler. Diable pour diable, je préfère celui qui est de ma famille ! L’Empire était la seule force organisée et puissante. Vous devez avoir développé quantité d’armes nouvelles, dans vos guerres perpétuelles. Peut-être pourrez-vous nous fournir une aide technique ? »
Tinkar respira profondément. Le moment de la décision était venu. Il s’adressa à Tan Ekator.
« Vous savez, depuis qu’Anaena m’a extorqué ce renseignement — oh ! je ne lui en veux pas, c’était bien joué — , vous savez donc que nous possédons des traceurs hyperspatiaux. Eh bien, j’ai reconstitué le plan d’un de ces appareils. »
D’un seul mouvement, les Stelléens se levèrent.
« Combien faudra-t-il de temps pour le construire ? demanda le teknor.
— Tout dépend des facilités du bord. Un mois ou deux, je pense.
— Si peu que cela ?
— Ou plus ? Je ne le saurai que quand j’en aurai discuté avec vos techniciens.
— Vos plans sont terminés ?
— Presque. Je ne vous cache pas que j’avais l’intention de marchander leur don, je ferais mieux de dire leur vente.
— Contre quoi ?
— Mon retour à la Terre, ou sur une colonie de l’Empire. Mais j’ai changé d’avis. Si les Mpfifis attaquent les planètes, vous avez raison, Gadeau, il est temps que toutes les forces de l’humanité s’unissent avant qu’il ne soit trop tard. Je donnerai ces plans, complètement finis, dans deux jours au plus tard. Si vous permettez, je vais y aller de ce pas, je serai plus utile ainsi. »
Il se leva, s’inclina en un salut collectif, partit. À peine était-il arrivé dans la coursive que la jeune fille le rejoignit.
« Merci, Tinkar ! »
Il la regarda, dressée de toute sa taille, rayonnante, comme tendue vers lui. Il sourit, un peu amèrement.
« Vous voici heureuse. Vous avez gagné. »
Un reste de son ancienne hostilité flamboya dans ses yeux verts.
« Cessez donc de penser en termes de guerre, soldat ! Oui, j’ai gagné ! J’ai conduit une tête de mule de militaire à penser raisonnablement. Oh ! pourquoi faut-il que vous gâchiez toujours tout ? Ça ne fait rien, merci encore. »
Elle pirouetta, disparut dans un tourbillon de cheveux de cuivre.
Il rentra chez lui par le chemin le plus court. Les rues fourmillaient d’une foule bigarrée, parmi laquelle il entrevit bien des visages inconnus. De la porte ouverte d’appartements jaillissaient des rires, des chants, de la musique. Le parc 6, qu’il traversa, était envahi d’enfants criant et courant. Il sourit avec indulgence.
« Je suppose que chaque conjugaison est comme une fête pour les Stelléens. Et celle-ci, imprévue, est doublement appréciée. »
Il rangea dans son frigorifique les provisions achetées en chemin, bien décidé à ne plus sortir avant de pouvoir livrer des plans impeccables. Vers six heures du soir, tout était terminé, sauf un petit détail qui demanderait deux heures de travail de plus. Il se leva, choisit quelques boîtes de conserves, chauffa la cuisinière électrique. L’annonceur sonna.
« Oréna ! Elle aurait pu me laisser tranquille ce soir ! »
Ce n’était pas Oréna, mais Anaena et deux jeunes filles inconnues.
« Tinkar, je te présente Hélen Piron et Clotilde Martin, du Frank, deux amies en visite. »
Pour la première fois, elle avait employé le tu d’amitié, spécifiquement stelléen, et non le tu courant de l’interspatial.
Il s’inclina :
« Entrez.
— Non, nous venons te chercher. Ce soir, personne ne doit être solitaire sur le Tilsin. Nous recevons le Frank, et, à part les hommes de garde …
— Et si les Mpfifis viennent ?
— Ils n’attaqueront pas deux cités à la fois ! D’ailleurs, nous sommes très loin de leur zone. »
Il regarda sa petite cuisine, les maigres provisions, sa table de travail.
« Et les plans ?
— Demain !
— Soit. Je viens. »
Il éteignit la cuisinière, ramassa ses papiers, les enferma dans son coffre blindé.
« Verrais … » Il hésita, puis se lança : « Verrais-tu un inconvénient à ce que je reprenne pour ce soir l’uniforme de la Garde ?
— Non.
— Ce serait magnifique ! » intervint Clotilde, aussi brune qu’Hélen était blonde.
« Alors attendez-moi une minute. »
Il entra dans sa chambre, sortit ses anciens vêtements du tiroir où il les tenait rangés, les mit. Il se sentit un instant bizarre, enserré de nouveau dans l’uniforme noir. Puis il se redressa, jeta un coup d’œil à la glace.
Elle lui renvoya l’image d’un homme de très haute stature, aux traits durs, aux froids yeux gris. Il esquissa un salut militaire.
« Allons, lieutenant Holroy, ça fait plaisir de vous revoir. Ou donc étiez-vous caché ? »
Il revint dans la salle commune.
« Me voici. Où allons-nous ?
— Dîner d’abord ! »
Ils sortirent. Les rues étaient encore très animées, et Tinkar marcha un peu crispé. Dans son uniforme strict, il faisait tache au milieu des Stelléens aux vêtements multicolores et flottants. Puis il se détendit. Les regards des hommes n’exprimaient rien de plus que ce qui est normal quand un homme jeune en rencontre un autre monopolisant trois jolies filles.
Il ne reconnut pas la salle du restaurant : des plantes vertes cachaient les murs, des guirlandes aux couleurs vives pendaient du plafond, en arabesques, rayonnant du centre, illuminées de lumières variables. Un orchestre invisible jouait en sourdine. Et, tout autour des tables, Stelléens et Stelléennes mangeaient, buvaient, riaient. Il n’y avait pas de serveurs, ce soir-là, mais un immense buffet croulant sous les plats, les bouteilles. À une table, deux jeunes gens se levèrent, appelèrent.