II
LE PEUPLE DES ÉTOILES
Il s’éveilla lentement, insensiblement. Il était étendu sur le dos, reposant sur une couche moelleuse, bien plus que ne l’avait jamais été son lit de la Garde, même après qu’il eut été promu lieutenant. Une mince couverture le recouvrait. Il laissa errer ses yeux sur le plafond, peint en blanc, comme les murs nus. À côté de son lit, une petite table métallique. Il n’eut aucune hésitation sur la nature du lieu où il se trouvait, il ressemblait tout à fait à une chambre pour officiers, de l’infirmerie d’un croiseur de la classe « Terrible ». Il chercha à la tête du lit la sonnette d’appel et ne fut pas étonné quand il la trouva.
Une porte s’ouvrit en face du pied de son lit, et un homme entra. De taille moyenne, brun de peau, avec des cheveux noirs frisés, des yeux sombres, il se mouvait avec souplesse. Il s’approcha du lit, consulta un tableau placé au-dessus de la tête de Tinkar, puis dit, en interspatial :
« Vous êtes guéri. Le teknor veut vous voir. »
D’un geste vif, il arracha la couverture et désigna à Tinkar des vêtements analogues aux siens, pliés sur un siège : pantalon bouffant serré aux chevilles, courte tunique. Tinkar s’habilla.
Il franchit à la suite de son guide la porte, qui se referma automatiquement derrière eux, aperçut une immense coursive s’étendant à perte de vue à droite et à gauche. L’homme se dirigea vers la gauche, et Tinkar le suivit. Ils marchèrent longtemps, sans fatigue, la gravitation à l’intérieur de l’astronef étant plus faible que sur Terre, descendirent dans un puits, se laissant glisser dans un champ antigravitique. Tinkar admira : de tels puits n’existaient, sur Terre, que dans le palais de l’Empereur. Ils débouchèrent dans une seconde coursive, bien plus large, où passaient des voies mobiles, rapides, qui les emportèrent.
« Quelles sont donc les dimensions de cette astronef ? »
L’homme se retourna, réfléchit un moment.
« Environ cinq kilomètres. »
Cinq kilomètres ! Combien de millions de tonnes cela représentait-il ? C’était impossible ! Le plus grand croiseur de bataille de la flotte impériale ne dépassait pas quatre cents mètres de long ! Et pourtant ils avaient marché au moins dix minutes dans la première coursive, et maintenant le trottoir roulant les entraînait à grande vitesse dans la même direction ! Tinkar rendit grâce à la Puissance suprême que les maîtres de ce monstre fussent des hommes.
Ils croisèrent quelques passants, tous d’aspect jeune, avec une grande variété de types et d’habillements. Certains étaient grands, d’autres petits, certains blonds, d’autres bruns, ou noirs, mais tous étaient bien bâtis, l’air en bonne santé et en pleine forme physique. Les costumes variaient, allant du complexe au plus simple, parfois jusqu’à l’absence presque totale. Une jeune femme qui n’avait pour toute parure qu’un court pagne le dévisagea. Elle était très belle, mais Tinkar détourna les yeux. Dans l’Empire, seules les esclaves allaient demi-nues, et un garde ne regardait pas les esclaves.
Ils parvinrent enfin à leur but, après avoir changé trois fois encore de coursive. La porte s’ouvrit, laissant entrer Tinkar. Son guide repartit. La pièce était vaste, et Tinkar songea avec amertume à son propre poste de commandement, dans les destroyers de la Garde, si petits, si encombrés. Des rayons de livres et de phonolivres couvraient les murs, sauf celui de gauche où un vaste écran divisé en six montrait l’Univers autour d’eux. Au centre, entourée de tapis, de somptueuses fourrures, se dressait une grande table de bois précieux, doré, plus beau, songea Tinkar, que celui de la table de l’amiral suprême. Accoudé sur sa surface polie, un homme le regardait.
Il était de haute taille, probablement aussi grand que lui, évalua Tinkar. Brun, avec de courts cheveux en brosse dégageant un front large et haut, il semblait jeune encore, peut-être quarante ans. Deux yeux noirs, perçants, le scrutaient sous des sourcils touffus. Le nez était long et droit, la bouche aux lèvres minces dessinait un sourire amusé. Il était vêtu d’une tunique fauve, sans manches, laissant à nu de puissantes épaules hâlées. Instinctivement, Tinkar rectifia sa position, salua.
« Repos ! » cria l’homme d’une voix militaire. Tinkar sursauta, puis se détendit.
« Voici donc un représentant de la planète mère, dit l’inconnu en excellent interspatial. Il y avait longtemps que nous n’en avions vu, nous étions si loin … Vous avez eu de la chance, jeune homme, que je m’amuse encore parfois à écouter les émissions des planétaires. J’ai capté votre S.O.S. et alerté les vigies, qui ont vu vos fusées. Après cela, ce fut facile de vous recueillir. »
Il examina quelque chose sur la table, et Tinkar reconnut son propre portefeuille, et le pli scellé qu’il devait remettre au commandant de la 7e flotte. Il eut un geste de colère, puis rougit. Il aurait dû détruire ces documents avant de perdre conscience. Décidément, sa faillite était totale. Non seulement les ordres n’arriveraient pas à destination, mais encore ils tombaient en des mains probablement ennemies. Seul le suicide public et rituel pourrait effacer un tel manque au devoir, à moins que …
L’homme feuilletait le portefeuille, en tira une carte d’identité, la lut à haute voix.
« Holroy, Tinkar. Né le 12 mai de l’an 1860 de l’Empire, à Nyark, Terre. Lieutenant dans la Garde stellaire, 3e corps de destroyers. Quel âge avez-vous ?
— Le calcul est facile …
— Croyez-vous que nous comptions le temps selon l’ère impériale ? Oh ! Je pourrais me référer à un livre d’histoire. Mais s’il fallait connaître par cœur toutes les ères des planétaires … » Une moue de mépris crispa ses lèvres.
« J’ai vingt-quatre ans, répondit Tinkar.
— Vingt-quatre ans terriens. Vous êtes très jeune, encore. Que faisiez-vous, perdu dans l’espace ? D’où veniez-vous ? Où alliez-vous ?
— Mon astronef a été sabotée. Convergence des hyperspaciotrons. Je venais de la Terre. Où j’allais, je n’ai pas le droit de le dire …
— Guerre ?
— Non, révolte.
— Et vous deviez remettre ce message ?
— Oui.
— Prenez-le. Nous n’en avons que faire. Je ne l’ai pas ouvert. Les choses planétaires ne nous concernent pas, sauf si elles nous sont directement hostiles.
— Les planétaires ?
— Vous. Tous ceux qui vivent à la surface des planètes, quelle que soit leur race, humaine ou non.
— Vous ne vivez pas sur une planète ?
— Nous sommes le Peuple des étoiles. Des errants. Nous commerçons avec les planétaires, nous touchons quelquefois leurs sols, pour chasser, nous distraire, nous ravitailler. Mais notre domaine est l’espace. Nous y sommes tous nés, ou presque tous. Mais vous aurez le temps d’apprendre tout cela, puisque vous serez avec nous pour longtemps, peut-être pour toujours.
— Ma mission …
— Oubliez-la ! Les affaires des planétaires, je vous l’ai dit, ne nous intéressent pas. Peut-être, un jour, vous sera-t-il permis de descendre sur une planète que nous toucherons, et d’y rester. Mais j’éprouve, contrairement à la majorité de mes compatriotes, un certain intérêt pour le reste de l’humanité. Un intérêt de, mettons historien ou sociologue. Quel est l’état politique actuel de ce secteur de l’espace ? Cela m’importe aussi en tant que teknor du Tilsin. Vous êtes en guerre, et bien que, sauf surprise, vos forces ne puissent guère nous inquiéter, je n’ai aucune envie de me trouver pris dans une bataille. Parlez sans crainte. Quels que soient vos ennemis, nous n’avons rien de commun avec eux. »