« Vous resterez plus longtemps, cette fois, n’est-ce pas ? J’aimerais tant que vous me parliez de la Terre. J’ai vu peu de planètes, à part Avenir. Quant aux autres, mon oncle prétend toujours qu’elles sont trop dangereuses pour une jeune fille. »
Elle le regardait en face, joyeuse et animée, ses grands yeux bruns fixés sur lui, sans honte ni audace. D’autres yeux se superposèrent, verts et brillants, ceux-là.
« Un amas de protoplasme femelle qui n’a pas encore appris à ruser », pensa-t-il, amer.
« Mon séjour sera peut-être long, dit-il enfin. Si votre oncle le permet.
— Et pourquoi ne le ferait-il pas ?
— Je ne puis vous le dire. Peut-être serai-je un danger pour lui, Iolia. »
À peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Inutile d’éveiller les soupçons. Mais quelque chose lui disait qu’il ne courait guère de dangers avec cette jeune fille naïve. Quel âge avait-elle ? Seize ans ? Dix-sept ans ?
La porte s’ouvrit, et le patriarche entra.
« Vous êtes éveillé, Holroy ? J’espère que tu n’as pas ennuyé notre hôte avec tes questions, Iolia.
— Je viens juste de me lever. Et elle ne m’ennuie pas !
— Eh bien, venez dans mon bureau, mon fils. Normalement, je devrais entendre votre confession au temple, mais vous n’êtes pas de notre foi. »
Le « bureau » était une toute petite pièce aux murs chargés de livres. Le vieillard s’assit, indiqua un tabouret au Terrien.
« Parle mon fils. »
Tinkar parla. Toutes les humiliations subies depuis son arrivée sur le Tilsin, et soigneusement refoulées, jaillirent en flot pressé. Il raconta son sauvetage, ses duels, sa vie isolée, n’ayant comme compagnon qu’Oréna, puis l’amitié trompeuse d’Anaena, ses subterfuges pour lui faire avouer que la Garde stellaire possédait des traceurs, enfin sa trahison, et les craintes que celle-ci avait fait naître en lui. Holonas écoutait sans mot dire.
« Cela m’étonne d’Anaena, répondit-il enfin. Elle est violente, mais loyale.
— Vous la connaissez ?
— Crois-tu que je dirige cette enclave sans être en rapport avec le teknor ? Oui, je la connais et je l’estime. Elle honorerait notre petit peuple, si elle avait la foi. Il est vrai qu’elle est aussi fanatiquement dévouée au Tilsin, ce qui a pu la conduire à s’assurer la possession de tes plans par tous les moyens.
— Mais je devais les lui remettre aujourd’hui !
— Tu aurais dû les donner bien plus tôt, Tinkar ! Elle a pu penser que tu rusais, que tu ferais payer très cher ce que tu aurais dû, par solidarité humaine, donner tout de suite.
— La solidarité humaine ! Quelle portion en ai-je reçu, moi, le pou de planète !
— Je sais bien ! Les Stelléens ne pratiquent guère le pardon des injures, même quand ces injures remontent à quelques siècles dans le passé. Tu aurais pu te montrer plus grand qu’eux ! Je ne te crois pas en danger, mais, comme on ne sait jamais avec nos amis de l’extérieur, tu recevras asile chez nous. Ta carte est valable ici aussi, tant qu’elle ne t’est pas retirée. Si cela arrivait, nous aviserions. Quel genre de travail voudrais-tu faire ? Tout le monde travaille, ici.
— Avez-vous des laboratoires de physiques ?
— Certes !
— J’aimerais essayer de perfectionner les traceurs, ce qui me rendrait à nouveau utile aux yeux des Stelléens, et assurerait sans doute ma vie, si je devais retourner chez eux.
— Je te répète que je ne crois pas ta vie en danger. J’irai voir Tan Ekator et je tâcherai de tirer cette affaire au clair. En attendant qu’on te trouve un logement, tu vivras avec nous. Maintenant, je dois préparer un sermon, et je sais que ma nièce brûle du désir de t’interroger. À tout à l’heure, Tinkar Holroy. »
La salle commune était déserte. Il s’assit, réfléchit à sa situation. Elle n’était pas trop mauvaise. Il avait reçu asile, et bientôt travaillerait dans un laboratoire où il lui serait facile, en prétendant chercher un perfectionnement des traceurs, de préparer sa vengeance. Une chose l’ennuyait, le fait qu’il allait détruire, en même temps que les Stelléens et lui-même, ces pèlerins qui, jusqu’à présent, ne lui avaient témoigné que de l’amitié. Il fallait les sauver. Il ne pensait pas à une explosion atomique, trop rapide, et nécessitant un matériel impossible à se procurer. Non, plutôt à la destruction des moteurs, quelque part dans l’espace, loin de tout système habité, combinée avec le sabotage des vedettes, sauf celles des pèlerins … Mais non, les pèlerins essaieraient de sauver les autres. Il fallait trouver mieux. Bah ! il aurait le temps de chercher.
Quelques heures plus tard, le patriarche revint de son entrevue avec le teknor.
« Tan m’a affirmé qu’ils ne sont pas responsable de ce vol, Tinkar. Ils comptaient sur les traceurs ! Le Frank est reparti avant que je puisse voir Tan, et je dois dire que son teknor te juge comme un parasite et un bluffeur. Il vaut mieux que tu restes chez nous, les hommes du Tilsin sont à nouveau très montés contre toi. Ta vie pourrait être en danger, tu as raison. Fabrique donc un traceur, et porte-le-leur, en gage de bonne foi. »
Tinkar ricana.
« Ce serait à moi de prouver ma bonne foi ? La plaisanterie est amère !
— J’ai une lettre pour toi, d’Anaena.
— Je ne la veux pas !
— Ne juge pas sans entendre, homme violent !
— Je ne veux pas la voir !
— Libre à toi. Quand tu la voudras, elle est là. »
Tinkar habitait maintenant un tout petit logement près de celui du patriarche. Il travaillait dans un laboratoire, officiellement à construire un traceur perfectionné, secrètement à bâtir un instrument de vengeance. Mais ce dernier n’avançait guère. Plus il vivait près des pèlerins, plus il lui devenait difficile d’accepter de leur faire du mal. Leur religion lui était toujours étrangère, et il ne pensait pas qu’il en soit jamais autrement. Mais, en dehors de leur foi, ils étaient gais et bienveillants. Il se lia vite d’amitié avec plusieurs de ses collègues au laboratoire, et s’aperçut vite que, malgré toute leur religion et leurs vêtements stricts, ils aimaient la vie.
La lettre d’Anaena resta longtemps sur le meuble ou le patriarche l’avait posée. À la fin, las de la voir, il la mit dans sa poche et, rentré chez lui, la brûla sans l’ouvrir. Une fois, il avait été convoqué à la porte de l’enclave mais, quand le veilleur l’eut averti qu’une jeune fille rousse l’attendait de l’autre côté, il avait tourné les talons sans rien dire.
Lentement, les blessures d’amour-propre se cicatrisaient. Il cherchait à chasser de sa mémoire les derniers jours qu’il avait vécus avec les Stelléens et, malgré de brusques retours qui le faisaient grincer sauvagement des dents, il y parvenait le plus souvent. Petit à petit, le visage même d’Anaena s’effaçait. Ce n’était déjà plus qu’un cadre blanc et vide, entouré de cheveux roux. L’avait-il jamais aimée ? Il ne le savait plus. Ce n’était plus maintenant qu’un manque douloureux là où quelque chose eût dû exister, une absence qui le tenait parfois éveillé le soir, les yeux grands ouverts fixant la nuit. Puis cela même passa. Et, un jour, alors qu’il vivait avec les pèlerins depuis six mois, il essaya, au cours d’une crise de rage honteuse, d’évoquer ce visage pour le mieux haïr, et ce fut un autre qui s’imposa, calme et doux, avec de grands yeux bruns naïfs et une bouche encore gonflée de jeunesse.
Iolia ! Il l’avait d’abord tenue à distance, importuné par ses questions, par son admiration non déguisée pour le Terrien et, il le soupçonnait avec amusement, pour le guerrier. Le cœur encore à vif, il avait fui systématiquement tout contact féminin, chose facile, les filles des pèlerins possédant une réserve bien éloignée de la camaraderie brutale des Stelléennes. D’ailleurs, toute aventure était impossible parmi cette secte aux mœurs rigides.