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Iolia. Il pensait à elle avec attendrissement, comme à quelque chose de fragile et d’impossible. Souvent, le soir, il s’asseyait sur un banc, dans le petit jardin à quelques pas de son logement, et elle venait l’y rejoindre, suivie de son escorte habituelle d’enfants dont elle était l’idole. Et il leur racontait des souvenirs soigneusement édulcorés de ce qui aurait blessé ces âmes neuves. Rarement leur parlait-il de batailles. Mais il évoquait la grande course Terre-Rigel et retour, les fastes de la cour impériale, les avertissant de tout le mal que recouvrait ce luxe, sans préciser trop quel était ce mal. Il les conduisait en pensée sur les planètes des systèmes de l’Empire, décrivait les villes, les animaux, les peuples, humains ou non. Une fois, il les fit rire en leur narrant sa mission spéciale, quand il avait dû transporter, sur son éclaireur, un des dignitaires de la police politique.

« Il faut que vous compreniez, mes enfants, que nos navires sont moins perfectionnés que vos cités, et quand nous entrons ou sortons de l’hyperespace, les sensations ne sont pas du tout agréables. Nous, les hommes de la Garde stellaire, nous y sommes habitués, mais ce monsieur ne l’était pas. C’était vraiment un très méchant homme, et aussi, quand j’eus vu la tête qu’il fit lors de notre plongeon, j’eus une idée. Avec la complicité du chef mécanicien et de l’équipage, je mis au point la “machine à secouer les œufs” : un léger dérèglement du dispositif hyperspatial. Nous nous mîmes à passer de l’espace dans le non-espace et vice versa cinq fois par minute, pendant un quart d’heure. Il n’aurait pas fallu que ça durât davantage. Nous n’étions pas très frais quand cela fut fini, mais on aurait pu le ramasser avec une petite cuiller ! Le plus drôle, c’est que, quand nous eûmes arrêté la balançoire, après maints efforts aussi héroïques que simulés, il nous félicita chaudement dès qu’il eut repris haleine, et que je fus décoré à l’arrivée ! »

D’autres fois, Iolia venait seule. Il parlait alors surtout de la mer, des montagnes, des lacs, des arbres … Elle ne se lassait jamais. Il avait le don de décrire, l’habitude de voir et de retenir les détails, si importants pour un soldat.

Tout doucement, en même temps que sa souffrance, son désir de vengeance s’effaçait aussi. Il ne cherchait plus que mollement le moyen de nuire aux Stelléens sans entraîner les pèlerins dans la même ruine. Il régnait dans l’enclave une atmosphère de paix qui, peu à peu, agissait sur lui, le transformait. Il n’aurait jamais cru une telle paix possible, et n’était pas préparé à la combattre. Après les épreuves inhumaines de sa jeunesse, après les combats sans fin de son adolescence, après la tension de son séjour chez les Stelléens méprisants et hostiles, il se laissait aller à la simple joie de vivre.

Il savait que cette paix aurait une fin, qu’il n’était pas fait pour elle, et qu’un jour elle le lasserait. Il se refusait à penser au lendemain. Sans doute ne passerait-il pas toute sa vie dans l’enclave, bricolant au laboratoire de physique. Parfois, il le souhaitait. Particulièrement tels soirs, où il sentait Iolia proche. Il n’avait pas la fatuité de penser qu’elle l’aimait profondément C’était un amour de jeunesse, inexprimé, s’adressant plus au Tinkar qu’elle imaginait, héros redresseurs de torts, sans peur et sans reproche, qu’au Tinkar réel. De son côté, il ne l’aimait pas. Il avait pour elle de la tendresse, une amitié nuancée parfois d’un bref désir physique, quand un mouvement cambré tendait la robe gris sur ses jeunes seins. Et pourtant il sentait que, quand elle sortirait de sa vie, elle laisserait un vide difficile à combler.

Elle était moins brillante qu’Anaena, ou même qu’Oréna, moins intelligente aussi, sans doute. Avec elle, l’avenir aurait été comme un beau paysage bien ordonné de vertes prairies, de sources, d’ombres fraîches. Parfois, il était tenté. Mais souvent montait la vision d’une destinée différente, d’un paysage de rocs penchés sur des abîmes, où hurlait le vent sauvage de sa vie. Et, mélancoliquement, et sans plus guère de souffrance, il pensait à ce qu’eût pu être son existence avec Anaena, si les choses avaient tourné autrement.

Un jour, il quitta le laboratoire de bonne heure. Il n’avait guère travaillé. Depuis longtemps, le traceur était prêt, sans que personne, à part lui, sache que l’informe assemblage de fils, de transistors, de cristaux, de cadrans qui encombraient sa paillasse soit autre chose qu’un essai infructueux. Il gardait son secret, même envers ses collègues, convaincu que depuis longtemps un autre appareil, moins perfectionné, mais plus esthétique, fonctionnait dans la salle de commande du Tilsin. Il poursuivait maintenant une autre idée, un communicateur capable de pénétrer l’hyperespace sans limite de portée, mais les bases théoriques lui manquaient, et il s’efforçait de les créer, plus à coups de papier et de crayon qu’à coups d’expériences.

Il avait passé la journée à réfléchir, et avait conclu qu’il ne désirait plus de vengeance. Si un jour le Tilsin passait à portée d’une planète de l’Empire, il demanderait à être débarqué. Ou même, tout monde humain ferait l’affaire. Il ne sentait plus guère de loyalisme envers l’Empire, l’ayant examiné à la lumière de ses expériences parmi les Stelléens et les pèlerins, et l’ayant trouvé vide. Sa foi guerrière était morte, minée par ses anciennes conversations avec Oréna, pulvérisée par celles avec le vieil Holonas. Mais une chose lui restait, à laquelle il se cramponnait de toutes ses forces, son code de l’honneur. Et ce code lui commandait un aveu.

Il trouva le patriarche seul dans son appartement et lui demanda un entretien. Une fois de plus, ils pénétrèrent dans le bureau austère. Il ne perdit pas de temps en détours, raconta simplement quel avait été son but en venant chercher asile. Le vieillard l’écouta calmement.

« Je m’en doutais, finit-il pas dire.

—  Et vous n’avez rien fait ?

—  Rien. Il n’y a pas de place pour la haine dans cette enclave, sous le regard de Dieu. Je savais que ta haine s’éteindrait d’elle-même.

—  C’était un risque terrible ! »

Holonas sourit.

« Pas avec toi, Tinkar ! Tu te connais mal. Si j’avais cru que tu sois dangereux, tu n’aurais pas reçu asile.

—  Mais la convention …

—  Elle nous permet de donner asile, Tinkar, elle ne nous y force pas ! Dieu a dit : Soyez bons. Il n’a pas dit : Soyez bêtes ! Oh ! nous aurions essayé de te sauver de toi-même, mais par d’autres moyens. Va en paix, mon fils. Je souhaiterais seulement que tous les hommes te ressemblent, malgré tes fautes. »

Tinkar s’assit sur son banc habituel, les pensées en tumulte. Une telle morale le dépassait. Il s’était armé de courage pour cette confession, retardant le moment où, pensait-il, il serait expulsé. Et le chef de l’enclave lui avait parlé gentiment, comme à un enfant qui s’accuse d’une peccadille. À son soulagement se mêlait un peu de honte et de ressentiment. Que lui, Tinkar, que ses camarades avaient surnommé Tinkar le Diable, ait pu être jugé inoffensif le mortifiait un peu. Il ne se rendait pas compte que le patriarche ne mettait nullement en doute sa bravoure, son énergie, mais simplement ses capacités de haine.

Pourtant, s’analysant presque pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il n’était pas fait pour haïr. Au plus dur du combat, il avait toujours gardé pour l’ennemi une estime mêlée de regret. Sa violence l’entraînait parfois, sur le feu du moment, à des actions d’une sauvagerie atroce, sans remords, puisque c’était ce que ses chefs attendaient de lui. Mais il n’aurait jamais pu appartenir à la Popol, la police politique. Il se souvint de la salle de torture souterraine, où il avait fallu monter la garde. Il était resté un temps infini sous la douche, après, essayant de se purifier des souillures dues à la proximité d’êtres immondes.