« Tinkar ?
— Oui, dors !
— Je suis trop fatiguée. Crois-tu que nous nous en sortirons ?
— Tout dépend des méthodes de secours en usage chez vous. Si le Tilsin appartenait à la Garde, ils cribleraient cette planète plutôt que de laisser un camarade.
— Chez nous, aussi, que crois-tu !
— Alors, nous avons quelques chances. Faibles. Si la faune n’est pas trop dangereuse, si le secours ne tarde pas trop, si les bactéries ne sont pas trop fortes pour notre panvaccin, s’il existe des plantes ou des animaux comestibles … Cela fait beaucoup de si !
— Tan fera tout son possible.
— Je le crois. Mais si tu ne veux pas dormir, tais-toi ! J’essaie de réfléchir. »
Le jour le trouva faisant les cent pas devant la grotte où rougeoyait encore le feu. Le temps était clair et frais. Il monta sur une pointe de lave dressant vers le ciel sa vague figée. Derrière lui, le volcan fumait toujours, son panache déchiqueté par le vent. De temps en temps une explosion lançait en l’air ses bombes, petites taches noires sur le ciel pâle de l’aube. Les premiers rayons du soleil sans nom fouillaient la sierra, accusant l’ombre des vallées.
En contrebas de son observatoire, la lave disparaissait sous la forêt, après une étroite zone de broussailles. Quelques oiseaux, ou plutôt quelques animaux aériens volaient à contre-jour, trop loin pour qu’il pût bien les voir, poussant des cris perçants que lui apportait le vent. La masse d’arbres géants était noire et impénétrable. Plus loin, ou jaillissant en son milieu, il ne put le déterminer, montait le cône dénudé d’un ancien volcan égueulé et éteint.
« C’est là qu’il faut aller installer un signal », décida-t-il.
VI
SUR LA PLANÈTE INNOMÉE
Il rentra dans la grotte, secoua doucement Anaena. Elle gémit, se pelotonna, retomba dans son sommeil. Il la regarda, couchée sur un dur lit de sable, vêtements déchirés, cheveux roux emmêlés, face couverte de sang séché. Elle n’avait plus rien de commun avec la fière créature qu’il avait connue sur le Tilsin.
« La guerre et l’aventure ne conviennent pas aux femmes », pensa-t-il. Il la secoua de nouveau, un peu plus fort cette fois. Elle ouvrit péniblement les yeux, se dressa.
« Ah ! c’est vrai, nous sommes naufragés, dit-elle rêveusement. J’avais oublié …
— Laisse-moi voir ta blessure. »
Il se pencha sur elle, écarta doucement les cheveux collés.
« Elle va plutôt mieux. Pas de suppuration. Votre biogénol est vraiment un merveilleux remède.
— Tu as ôté ton casque ?
— Plus d’air dans les tubes. Cette nuit, à peine étais-tu endormie. Nous allons marcher vers cette montagne. Il nous faut à tout prix dresser un signal, si nous voulons avoir quelques chances de nous en tirer, et nous ne pouvons le faire sur le volcan ! Quand ton expédition devait-elle rentrer à bord ?
— Aujourd’hui à midi.
— Je ne devais retourner que ce soir. L’absence de messages va les inquiéter, mais il ne faut pas compter qu’une expédition de secours parte avant cette nuit.
— Tan enverra toutes les vedettes.
— C’est grand, une planète, Anaena, même quand, comme celle-ci, elle est un peu plus petite que la Terre. Je vais prendre le sac, et passer devant. Tu sais te servir d’un fulgurateur, n’est-ce pas ? En voici un. J’aimerais bien avoir un fusil pour chasser, s’il existe des animaux comestibles. »
Ils descendirent la pente, douce maintenant, et arrivèrent vite, la ceinture de broussailles traversée, devant la forêt. Les arbres poussaient très haut leurs troncs lisses d’un vert brillant, vénéneux. Entre les fûts luttait une végétation secondaire de fourrés et de lianes. Tinkar s’arrêta, pensif.
« Je n’aime pas cela. N’importe quoi peut se cacher là-dedans, et nous n’avons aucune idée de la faune de cette planète. Je ne pense pas devoir te rappeler que notre vie va dépendre d’une vigilance de tous les instants. »
Fulgurateur à la ceinture, scie moléculaire en main, il avança. Loin, dans l’ombre du bois, un cri s’éleva, déchirant, puis un ricanement hideux. Tinkar hésita, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux entrer sous les arbres un peu plus loin, puis haussa les épaules : à courte distance, un fulgurateur eût arrêté un Tyrannosaure du Crétacé. Il leva la scie, et sectionnées net par le rayonnement détruisant les forces de cohésion moléculaires, les basses branches tombèrent. Ils progressèrent assez rapidement. Une fois passé la ceinture extérieure, la forêt était clairsemée, l’ombre des géants étouffant les arbustes. La température monta, devint rapidement pénible à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel. Des gouttes d’eau tombaient des frondaisons, le sol mou et spongieux giclait sous les pieds. Sur leur gauche, un marais luisait faiblement dans la pénombre.
Tinkar se dirigeait au compas, dans l’impossibilité de prendre des repères. Parfois, les arbres serrés semblaient les colonnes d’un temple dédié à quelque divinité inconnue, humide et farouche. Ils durent se glisser entre leurs fûts emmitouflés de mousses visqueuses, répugnantes. Tinkar passait le premier, protégé par son vêtement étanche, déchiré maintenant par les épines des broussailles franchies à l’orée, et, d’un long coup de couteau, raclait les troncs, pour que la jeune fille n’entrât que le moins possible en contact avec les mousses. Elle portait déjà sur un bras de grandes plaques rouges d’allergie.
Puis, ils arrivèrent à la scène du massacre. Un arbre foudroyé dressait son squelette brûlé au milieu d’une clairière. Sur le sol couvert d’une végétation herbacée frénétique, ayant échappé pour quelques années à l’ombre, un long corps gisait, déchiqueté horriblement, dans une mare de sang rosâtre. L’animal, quadrupède, devait mesurer une dizaine de mètres, le corps sinueux se continuait par une queue effilée. La tête, courte, globuleuse, fendue d’une gueule d’où sortaient deux défenses aiguës, barbelées, avait eu le crâne broyé. Une partie du ventre manquait, dévorée, ainsi que les membres antérieurs.
« Ni mammifère, ni reptile, dit Anaena.
— Certainement pas un animal inoffensif. Celui qui l’a tué doit être effrayant !
— Des traces, Tinkar ! »
Il s’agenouilla pour mieux les voir. Larges d’un demi-mètre, elles avaient la forme d’une étoile à quatre branches, une vers l’avant, deux, obliques, sur les côtés, une plus courte en arrière. Au bout de chaque branche, une énorme griffe avait laissé sa marque dans le sol mou.
Il se releva, resta un moment debout, fit un pas de côté et compara son empreinte aux autres.
« Il doit bien peser quelques tonnes. De la distance entre les pas, je déduis qu’il mesure plusieurs mètres de haut. D’ailleurs, voici des branches cassées, là-haut. Probablement bipède, comme les dinosaures carnivores du passé de la Terre. Pour un animal prédateur, il n’y a guère, sur le sol ferme, que deux formes efficaces : le type lion et le type tyrannosaure. Ou alors, il faut que l’animal chasse en bande, comme les loups.
— Je ne te savais pas zoologiste !
— Ce n’est pas ma première planète sauvage. Il y a un troisième type de prédateur que j’oubliais, l’homme ! Partons. S’il est encore aux environs, je préfère ne pas le rencontrer. Comment vit-il, dans un bois si touffu ? »
La question trouva bientôt sa réponse : une nouvelle ceinture de broussailles et la lumière filtrant entre les troncs indiquèrent la fin de la forêt. Ils débouchèrent sur une savane rousse, coupée de bosquets, qui s’étendait presque jusqu’à leur but.