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« Nous avons de la chance ! »

Il prit la scie moléculaire, s’approcha de la tête du monstre. D’énormes dents d’un ivoire brillant armaient la gueule formidable. Il détacha les deux plus grosses.

« Tiens, Anaena, en souvenir. »

Elle secoua tristement la tête.

« Garde-les, Tinkar, je n’y ai pas droit. Elles appartiennent à Iolia. »

Il les lui tendit.

« Ce n’est pas à la femme que je les donne, c’est au camarade de combat. »

« Tant pis », pensa-t-elle.

Elle s’étonna de sa tristesse. Que lui importait au fond ce planétaire orgueilleux. Il n’appartenait pas à son peuple. Quand il avait été recueilli par le Tilsin, elle avait ressenti à son égard les mêmes sentiments que la majorité des Stelléens : pourquoi s’encombrer d’une vermine ? Ce n’était qu’avec répugnance qu’elle avait obéi à l’ordre du teknor : gagner sa confiance, le faire parler, savoir si la Garde stellaire de l’Empire terrestre possédait ou non des traceurs. Ce faisant, elle avait compris qu’après tout les planétaires étaient humains. Tinkar lui avait paru à la fois redoutable, dur, étranger, et pathétiquement seul. Par humanité, elle l’avait invité, un soir. Bien différent des Stelléens, il n’avait pas cherché à en tirer avantage. Il l’avait épargnée, aussi, alors que le teknor lui-même n’aurait pu empêcher son châtiment pour le crime que les nomades considéraient comme impardonnable, l’intervention dans un duel.

Elle se souvint du soir de la conjugaison, de sa gentillesse, de ses prévenances, de la dureté musculeuse de ses bras quand ils avaient dansé. Elle était rentrée chez elle l’esprit en tumulte, se posant pour la première fois la question de savoir si elle ne s’était pas laissé prendre au jeu, si elle ne l’aimait pas.

Aimer un planétaire ! Il y avait bien le précédent de la mère d’Oréna, mais il n’était guère encourageant. L’homme ne s’était pas adapté, et finalement était parti, furtivement, lors d’une escale sur un monde humain. De son origine mixte, Oréna avait porté le poids, à demi admise seulement par beaucoup. Elle s’était révoltée à l’idée que ses enfants … puis avait rougi : en était-elle déjà là ? Mais ce serait différent. Tinkar était trop un homme, pour l’abandonner ainsi, tout natif d’une planète qu’il fût !

Puis ce fut le vol stupide. Elle avait cherché sans relâche quel était l’imbécile qui l’avait commis, sans succès. Oréna ? Pour quel motif ? Pour son parti avantiste ? Les chefs niaient avoir connaissance de ce vol, et, s’ils avaient eu l’appareil, n’auraient pas tardé à en tirer avantage. Alors, probablement, un petit groupe de mécontents, une futile intrigue. Le teknor n’avait pas cessé les recherches, mais en vain, les plans avaient disparu sans laisser de traces. Peut-être étaient-ils sur le Frank, avec les voleurs ?

Tinkar était parti se réfugier chez les pèlerins. Elle avait d’abord attendu son retour avec confiance. Il ne revint pas. Elle lui avait alors écrit, et jamais reçu de réponse. Puis elle avait appris qu’on le voyait souvent avec Iolia, cette fille insignifiante, terne dans sa robe grise. Et elle s’était inquiétée. La liaison de Tinkar avec Oréna ou tout autre Stelléenne ne l’eût pas ennuyée outre mesure ; elle connaissait ses compatriotes, et savait à quel point elle différait d’elles : curiosité vite apaisée pour cet homme fort et étranger. Iolia était une autre affaire. Bien qu’elle la jugeât pâle et sans relief, elle savait que la jeune fille possédait des qualités qui pouvaient conquérir un homme en désarroi : patience, douceur, esprit maternel. Elle avait tenté de voir Tinkar, et il avait refusé de la recevoir. Maintenant elle l’avait pour elle toute seule, mais trop tard. S’il avait donné sa parole à Iolia, il ne reviendrait pas sur elle. Et elle en était presque sûre.

« Si nous en réchappons, pensa-t-elle, et qu’il épouse Iolia, je partirai sur une autre cité. Il me serait trop pénible de le savoir là, séparé de moi par quelques tôles, et pourtant inaccessible. »

Elle le regarda, hâve, vêtements déchirés, la barbe commençant à pousser, les cheveux mêlés. Il se détachait à contre-jour sur l’horizon rose du levant, haute silhouette à la fois massive et élancée, et elle eut envie de courir vers lui, de se blottir contre lui, de lui avouer qu’elle l’aimait, et que rien d’autre ne comptait plus pour elle.

« Quand partons-nous ? dit-elle d’une voix ferme et neutre.

—  Maintenant. »

Ils traversèrent le reste de la plaine, parvinrent à une zone chaotique de ravines et de blocs éboulés qui précédait les premières pentes du volcan éteint. Tinkar redoubla de vigilance. N’importe quoi pouvait se cacher derrière un des rocs. Mais ils ne virent que quelques animaux inoffensifs, herbivores de petite taille. Ils faillirent pourtant périr.

Tinkar était resté un peu en arrière, resserrant une des courroies de son sac. Anaena fit quelques pas toute seule, puis s’arrêta, intriguée. Devant elle le sol étant nu sur une surface de quelques mètres carrés, semé de cônes d’un pied de haut, réguliers, de la même couleur brun clair que l’argile sur laquelle ils se dressaient. Ils étaient tronqués, et percés en haut d’une ouverture parfaitement circulaire. Elle en tâta un de son soulier. Il était dur comme du métal, et sonnait creux.

« Non, n’y touche pas ! »

Le cri vint trop tard. Elle avait donné un coup de pied un peu plus fort, crevé la mince carapace. Avec un bourdonnement furieux, dans un tourbillonnement d’ailes transparentes, un insecte jaillit, monta très vite dans l’air. Déjà les autres cônes vomissaient à leur tour des formes indécises, trop rapides pour la vue. Elle courut vers Tinkar, sentit soudain à l’épaule gauche une terrible brûlure, écrasa d’un revers de main l’animal qui l’avait piquée. Tinkar bondit à côté d’elle, fulgurateur au poing, à l’ouverture maximale, balayant l’air de gestes fous. Dans le rayonnement bleuâtre à peine visible dans la lumière du jour, dansèrent de petites étoiles rouges.

« Fais voir ton épaule, vite ! »

Il arrachait sans ménagement l’étoffe que, d’un geste instinctif, elle retint sur sa poitrine. Sur la peau délicate, un point rouge formait le centre d’une zone enflammée, boursouflée. Il tira du sac une ampoule antivenin, l’injecta.

« J’espère qu’elle agira. Tu as été imprudente !

—  Tinkar ! »

Il se retourna. Le ciel semblait noir d’insectes sortant d’un grand cône de plusieurs mètres de haut à demi dissimulé derrière un bloc. Il lui poussa le second fulgurateur dans la main.

« Veille sur la droite, je veille sur la gauche ! »

Pendant quelques minutes qui leur parurent infinies, ils combattirent un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était ailé, et innombrable. Tinkar fut piqué une fois, Anaena deux fois de plus. L’attaque cessa avec le dernier des attaquants.

Il tira de nouveau la trousse médicale : il ne restait que deux ampoules antivenin. Il les injecta toutes deux à la jeune fille, puis fit le simulacre de se piquer à son tour, le dos tourné.

« Quel démon t’a donc poussée ? On ne vous apprend rien, sur le Tilsin ? Il existe des êtres un peu comparables à ceux-ci sur Terre, les frelons, et quelques piqûres tuent un homme aussi sûrement qu’une balle ! Ne savais-tu pas qu’on ne doit toucher à rien d’inconnu ? »

Tout le corps parcouru de douleurs sourdes, elle pensa : « il choisit bien son moment pour me faire la morale ! »

« En avant ! Partons tant que nous pouvons marcher ! Qui sait si nous en serons capables dans quelques minutes ! »