Il s’arrêta cependant pour ramasser un des « insectes » pas trop brûlé, l’examina : long de quatre centimètres, il possédait quatre ailes, huit pattes, un abdomen pointu d’où sortait un aiguillon acéré.
« Nous n’avions rien vu qui ressemblât à un insecte, dit-elle, comme pour se justifier.
— Nous n’avons rien vu non plus de comparable aux serpents. Mais tout peut arriver sur un monde inconnu. »
Il se mordit la lèvre, traversé subitement d’une douleur atroce.
« Filons ! »
Ils allèrent vers la pente, maintenant proche. Anaena s’étonna de se trouver souvent en tête. Tinkar peinait, avançait courbé en deux. « Il n’a pourtant été piqué qu’une fois », pensa-t-elle. Elle le regarda plus attentivement. Sa face était rouge, couverte de sueur.
« Qu’y a-t-il ?
— Ce n’est rien ! Avance ! »
Tout son corps n’était que souffrance, il voyait à travers un brouillard rouge la silhouette de la jeune fille marchant devant lui. Ses jambes étaient molles, obéissaient mal à sa volonté, il sentait à peine le sol sous ses semelles. Sa tête bourdonnait et tournait, et il pensa que sa mort était proche.
Il s’arrêta, croula à terre. Avec un faible cri, elle tenta de le soulever.
« Tinkar !
— Je suis perdu, je crois, dit-il péniblement. Prends le sac, monte sur le volcan, fais des signaux de feu. Peut-être te trouveront-ils …
— Je ne te laisserai pas !
— Ça ira peut-être mieux tout à l’heure. Je te rejoindrai. Laisse-moi un fulgurateur, le rouge. »
Il était presque déchargé.
« Tinkar, c’est ma faute !
— Ce n’est rien, dit-il doucement. Les dangers du métier … »
Sa tête roula sur sa poitrine, et il ne bougea plus.
Elle resta un moment indécise, dans un tourbillon d’angoisse et de remords. Par son imprudence, elle l’avait tué ! Puis elle se jeta sur le sac, arracha la trousse, l’ouvrit et pâlit. Le compartiment des sérums antivenimeux était vide, et il n’y avait jamais eu que trois ampoules.
« Il me les a données toutes les trois ! »
Elle se pencha vers lui, bouleversée. Il respirait fort, par saccades, avec peine. Que faire ? Que faire ? Elle fouilla la trousse de nouveau. Ah ! du stimulol !
Elle lui injecta deux doses, s’assit à côté de lui, désespérée. Quel était l’effet du poison de ces insectes ? Elle s’analysa, cherchant en elle les traces de son action, contrariée par le sérum. Elle ressentait de vagues douleurs dans tous les muscles, ses mouvements lui parurent maladroits, mal coordonnés. Un poison du système nerveux ?
Loin, près de l’horizon, une tache noire passait, qui étincela brusquement sous les rayons du soleil. Du secours ! Elle ôta sa robe, l’agita à bout de bras. La tache continuait sa route droite, disparut derrière les montagnes.
« Il ne m’ont pas vue ! »
Elle attendit. Tinkar ne bougeait pas. Elle fit, de son vêtement et de branchages, un toit pour abriter son visage du soleil. Le jour coula lentement. Tinkar ne paraissait pas plus mal, mais n’avait pas repris conscience. Son pouls battait, lent et fort, sa bouche remuait de temps en temps, murmurant des paroles indistinctes. Elle roula quelques grosses pierres, après avoir regardé attentivement si rien ne risquait de sortir de sous elles, en construisit un rempart bas autour de l’homme étendu. Elle eut envie de le couvrir de pierres plates, mais y renonça, par superstition : cela eût trop ressemblé à une tombe.
Le soleil se posa sur l’horizon ouest, une fraîcheur relative descendit avec le soir. Elle ramassa du bois sec, prépara une série de feux en cercle, puis s’assit, épuisée, sur une pierre. Un faible bruit attira son attention. Tinkar parlait d’une voix basse, entrecoupée. Elle eut un élan joyeux : il allait mieux. Puis le désespoir retomba sur elle : il délirait.
« Non, ne le tue pas ! Jamais … Je ne pourrai pas, sergent, je ne pourrai pas sauter si loin ! Où es-tu, maman ? … Je ne savais pas que c’était si difficile de tuer un homme qui vous regarde … Ce n’est qu’un chat, le seul survivant ! Viens ici, minou !.. Nous sommes prêts, pour la plus grande gloire de l’Empire !.. Iolia, Iolia, je ne suis pas digne de toi, j’ai du sang sur les mains, Iolia ! du sang rouge, rouge comme les cheveux d’Anaena … Elle m’a volé mes plans, Iolia ! Je l’aime … mais elle a du sang sur la tête ! Où es-tu, Anaena, je t’ai donné les ampoules … »
Elle posa sa main sur son front brûlant.
« Je suis là, Tinkar, je suis avec toi. »
Il secoua lentement la tête.
« Il ne faut pas rester … Monte sur la montagne, fais des signaux ! Mais non ! Il ne faut pas faire des signaux, ils viendraient tout bombarder ! L’Empire … J’ai tué, j’ai tout tué ! Ils sont tous là, et ils n’ont plus de figures ! »
Il se convulsa, essaya de se dresser, retomba lourdement. Elle se tordait les mains, impuissante.
Il replongea dans sa torpeur. La nuit venait maintenant, et elle pensa à la nuit précédente, comme à un paradis perdu. Il était debout, alors, confiant et fort, comme une protection et un espoir. Elle remit sa robe, glacée, malade d’épuisement et d’angoisse, se força à manger.
Le début de la nuit fut calme, ils étaient sur une haute terre, maigrement parsemée de touffes d’herbes et de buissons, sans attrait pour les herbivores, et donc pour les carnivores, à côté de la riche savane en contrebas. Mais, après le lever des lunes, elle entendit, dans la plaine, des hurlements de bêtes en chasse. Longtemps, le bruit erra dans l’obscurité, puis se rapprocha. Elle se dressa, en alerte, un fulgurateur au poing, l’autre à la ceinture.
Avec un bruit de branches froissées, un animal creva un buisson. Elle eut le temps d’entrevoir une forme gracile, s’éloignant en bonds élastiques.
« Le gibier. Maintenant vont arriver les chasseurs. »
Ils ne tardèrent guère, ombres basses rasant le sol, se déplaçant très vite, en un mouvement qui tenait de la course et de la reptation. Elle en compta une vingtaine, qui ne firent pas attention à elle. Avec un soupir de soulagement, elle s’assit de nouveau, lutta contre le sommeil, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux prendre du stimulol. Elle résolut de le garder en réserve pour Tinkar, se mit à faire les cent pas dans la nuit humide.
Les hurlements reprirent, tout proches. La chasse avait dû être infructueuse, le gibier s’échapper, et les chasseurs revenaient vers la forme entrevue. D’un coup de fulgurateur, elle alluma les feux.
Les bêtes stoppèrent à distance respectueuse, et elle put les examiner à loisir : longues d’environ deux mètres, basses sur pattes, elles possédaient un corps fusiforme, couvert de fourrure noire, avec une queue épaisse. La tête, sphérique, se prolongeait en un museau effilé, comme ceux des gavials terrestres, fendu d’une gueule aux longues dents reptiliennes.
Le plus gros, le meneur, s’approcha doucement, et elle se tint prête à tirer. Il s’arrêta à quelques mètres des flammes, leva la tête, exposant une gorge blanche, hurla longuement. Des cris lui répondirent au loin. Il hurla de nouveau, et Anaena tira. À peine était-il tombé que les autres étaient sur lui, le dévorant, en une mêlée de griffes et de mâchoires. Elle tira deux fois, abattant deux autres fauves, espérant gagner du temps. Mais les renforts arrivaient, bruissements de corps dans les broussailles, et bientôt ils furent plus d’une centaine autour d’elle, entourant le cercle de feu. Leurs dents luisaient dans le reflet rouge, leur queue battait le sol, et bientôt ils s’enhardirent, approchant par brusques feintes, reculant d’un bond, rasant le sol en approches obliques. Tant que les flammes brûlaient claires, pensa-t-elle, elle n’était pas en trop grand danger. Après … Il lui vint la pensée ironique que leur victoire pourrait être de courte durée, que ses protéines risquaient d’être un poison mortel pour eux.