« Alors, Tinkar, comment te sens-tu ? »
Il y avait une pointe d’inquiétude dans sa voix, et il en fut heureux.
« Très bien, et toi-même ?
— Parfaite ! Prête à recommencer. »
La rodomontade l’agaça.
« Et à donner des coups de pieds dans les nids de … »
Son visage se ferma.
« Combien de fois me rappelleras-tu cette bêtise ?
— Je n’ai pas voulu te vexer, Ana. Tout le monde commet des erreurs, le tout est de ne pas recommencer. »
Elle sourit à nouveau, rassérénée.
« Excuse-moi. C’est ma première erreur sur une planète.
— Il est rare qu’on puisse en commettre deux ! Mais laissons cela. Tu vas regagner votre camp, je suppose ?
— Oui, et toi aussi.
— Je n’ai encore rien décidé.
— Voyons, c’est absurde, cet exil volontaire ! Je t’affirme que tu n’auras plus aucun ennui chez nous. J’y veillerai. Et je te veux près de moi tout le temps.
— Pour la première partie de tes plans, je suis apte à me défendre moi-même. Et pour la seconde, je n’ai encore rien décidé non plus.
— Nous avons besoin de toi. Tan veut te confier la défense de la cité.
— Ai-je besoin pour cela de quitter l’enclave ?
— Les hommes obéiraient mal à un pèlerin.
— Je n’en suis pas un. Et ils obéiraient encore plus mal à un Planétaire.
— Tu ne seras plus un Planétaire quand tu nous auras donné les traceurs !
— Ne les avez-vous pas déjà ? demanda-t-il ironique.
— Je t’ai dit que ce n’était pas nous qui avions volé tes plans ! Je te l’ai dit au moment où je croyais que nous allions mourir sur ce monde, et je n’avais aucune raison de te mentir ! Je le répète une fois de plus, la dernière, Tinkar ! »
Elle avait rougi de colère.
« Soit. Mais cela ne m’oblige pas à quitter l’enclave. Je m’y trouve plus à l’aise que chez vous, Ana. Votre civilisation m’est étrangère.
— Et celle de ces demi-moines ne l’est pas ? Tinkar de la Garde chez les moines ! Dis plutôt que tu ne m’aimes pas !
— Je ne sais pas. Je t’ai aimée, je crois, le soir de la conjugaison. Puis, il s’est passé tellement de choses depuis !
— En particulier une chose en robe grise ! Cette sainte-nitouche d’Iolia ! Cette petite pèlerine crasseuse ! Tinkar le héros séduit par une fille qui ne connaît rien en dehors de ses prières !
— Tais-toi ! Tu ne peux pas la juger ! N’oublie pas qu’elle nous a sauvés.
— Facile ! Dans le siège bien confortable d’une vedette !
— Et après trente heures de recherches ininterrompues ! Trente heures sans sommeil, à se crever les yeux, à scruter la brousse, les montagnes, les clairières.
— J’en aurais bien fait autant ! Et je t’ai veillé, pendant que les fauves rôdaient autour de nous.
— Je le sais !
— Tu m’avais sauvée deux fois, dit-elle radoucie. Je le sais aussi, et je ne l’oublierai jamais. Mais ne vois-tu pas que tout cela a tissé entre nous des liens indestructibles ? Songe à tout ce que nous pourrions faire tous les deux ! La guerre contre les Mpfifis va s’intensifier, ton aide serait inestimable. D’ici à quelques années, tu pourrais devenir teknor ! Les cités vont être obligées de coopérer étroitement, il faudra à leur tête un homme résolu, habile, habitué à commander. Tu peux être cet homme, Tinkar ! Tu peux être à la tête de tout le Peuple des étoiles !
— T’es-tu jamais demandé si je le désirais ? répondit-il doucement. Je ne vous méprise pas, crois-le bien. Mais je suis un Planétaire. Oh ! j’aime l’espace ! Mais je suis né sur un monde, et non entre eux. Il me faut de temps en temps la terre sous mes pieds, le ciel sur ma tête, le vent, les nuages, l’herbe qui se couche sous mes pas …
— Je ne te savais pas poète, railla-t-elle. D’ailleurs, qu’as-tu à présent sous les pieds ? Pas d’herbe, bien sûr, nos amis pèlerins ont soigneusement rasé l’emplacement de leur camp, mais de la terre, certainement ! Qui t’empêcherait de débarquer chaque fois que tu en as envie ? Les planètes ne manquent pas !
— Que vois-tu en moi, Ana ? L’homme tel qu’il est ? Une image que tu as faite de moi, plus grande que nature ? J’ai eu un entraînement militaire, mais je ne suis pas un génie stratégique ! Ou bien vois-tu en moi la possibilité de réaliser un rêve de puissance ? Que suis-je pour toi ? Un compagnon possible, ou un outil ? J’en ai assez d’être poussé de-ci de-là ! Donne-nous les traceurs, Tinkar ! Entraîne les milices, Tinkar ! Sers-moi de piédestal, Tinkar ! J’en ai assez !
— Nous t’avons recueilli …
— Quand je dérivais dans l’espace, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vrai. Vous n’avez pas secouru un homme, vous avez ramassé un outil. Les seuls qui ne m’aient rien demandé même pas de me convertir à leur religion, ce sont les pèlerins !
— Oh ! non. Ils sont plus subtils ! Faisons-lui épouser une de nos filles, et après …
— Tais-toi ! Je ne veux pas me quereller avec toi. Laisse-moi réfléchir. Mais si je viens à vous, rappelle-toi que ce ne sera pas comme un outil ! Pas plus pour toi que pour les autres !
— Bon, j’ai compris. Va rejoindre ta petite imbécile ! Après tout, tu as raison. Je serais curieuse de voir le résultat du croisement d’un Planétaire et d’une femelle de pèlerin ! »
Il la saisit violemment par les bras.
« Tu ne sais plus ce que tu dis. Serais-tu un homme, je …
— Lâche-moi ! »
Ses yeux étincelaient, rétrécis et méchants.
« D’ailleurs la voilà qui arrive ! Va la rejoindre ! »
D’une torsion, elle se dégagea, s’éloigna en direction d’Iolia, lui barra le chemin. Interdit, il était resté sur place. Il y eut un rapide échange de mots, une gifle claqua, sèche, dans l’air matinal. Déjà Anaena partait, à grandes enjambées, vers un hélicoptère. Il se précipita vers Iolia. Hébétée, elle tenait une main sur sa joue rouge.
« Oh ! Tinkar, pourquoi a-t-elle fait cela ? murmura-t-elle.
— Ce n’est rien, Iolia, ce n’est rien. »
Il la prit dans ses bras, sentit contre lui son jeune corps sous la robe de toile grossière et eu flot de tendresse monta en lui, submergeant. En un éclair, sa décision fut prise.
« Iolia, veux-tu m’épouser ? »
Il la sentit frémir contre lui.
« Oui, Tinkar », dit-elle tout bas.
TROISIÈME PARTIE
I
LES MPFIFIS
Tinkar repoussa la feuille chargée d’équations. Le travail théorique était fini, bientôt il pourrait commencer la construction du communicateur hyperspatial. Tout était silencieux dans le laboratoire, il était seul, ses compagnons rentrés chez eux depuis longtemps. Il était las, mais heureux.
« Je n’étais pas fait pour être un soldat, pensa-t-il une fois de plus. La recherche mathématique, la lutte contre l’inconnu … »
Bien des choses s’étaient passées depuis l’escale sur le monde vierge. Il n’avait plus revu Anaena. Le lendemain il avait rencontré le teknor. Leur entrevue avait été courte et orageuse.
« Je n’approuve pas ma nièce, avait dit Tan, mais je ne t’approuve pas non plus. Que cherches-tu ?