Il était resté seul plusieurs heures, parcourant les trois petites pièces, essayant d’oublier, de croire que ce n’était pas vrai. Tout portait encore l’empreinte d’Iolia, et il chérissait ces derniers moments où il pouvait encore espérer qu’elle était simplement absente, qu’elle allait rentrer et lui sourire. Puis, subitement, il avait cédé, s’était effondré sur le lit, serrant contre lui la robe qui gardait encore son odeur.
Ensuite, calmement, il avait trié les choses qu’il désirait conserver en souvenir, et celles qu’il remettrait à sa famille, comme s’il s’agissait d’un camarade tombé au combat. Et il était sorti à jamais, ne pouvant supporter l’idée de vivre seul dans ces pièces marquées par elle.
Il avait voulu voir l’endroit où elle avait été tuée. Il ne restait que peu de choses de l’hôpital. Par un hasard féroce, la torpille avait enfilé un couloir après avoir crevé la coque, et, au lieu d’exploser tout de suite, était allée dévaster la grande chambre où se trouvaient trente blessés, deux docteurs, et cinq infirmières, dont Iolia. On n’avait rien retrouvé d’eux, rien de reconnaissable. Alors, il était allé faire ses adieux à Holonas, effondré de douleur, et était parti, ne souhaitant pas assister à la cérémonie funèbre. Il avait regagné son ancien appartement, et depuis avait bu, jusqu’à en perdre conscience, essayant d’oublier que, d’une certaine manière, il était responsable de cette mort.
L’annonceur sonna. Il resta immobile, souhaitant qu’on le laissât tranquille dans sa souffrance de bête. La sonnerie retentit de nouveau, insistante. Il ouvrit, Anaena entra. Elle le regarda un moment avec pitié, s’approcha doucement de lui, et posa sa main sur son épaule.
« Il ne faut pas, Tinkar, dit-elle.
— Il ne faut pas quoi ?
— Te laisser aller ainsi. Ce n’est pas digne d’un homme tel que toi. »
Il la regarda fixement, presque avec haine.
« Tinkar de la Garde, n’est-ce pas ? Le héros, le sauveur ! Ivre pendant huit jours ! Quand donc me ficherez-vous la paix, me laisserez-vous être un homme comme les autres ? Quand me laisserez-vous hurler dans mon coin, de rage, d’angoisse et de chagrin ? Je me moque bien de ce qui est digne de moi ou non, va !
— Je ne sais pas que te dire, Tinkar. Je comprends ta peine …
— Non, tu ne la comprends pas ! Tu ne peux pas ! Je l’ai tuée, entends-tu ? Je l’ai tuée !
— Ne dis pas de bêtises …
— Tu ne sais pas ! J’avais un traceur en marche, dans mon laboratoire. Et j’ai su qu’il y avait quelque chose qui nous traquait, quelques heures avant l’attaque ! Nous aurions pu être prêts pour les recevoir ! Et je n’ai rien dit, parce que je vous haïssais, vous, les Stelléens, et que j’étais sûr que, ayant volé mes plans, vous aviez été capables de fabriquer au moins un traceur, et de monter la garde devant lui ! Je me suis déchargé sur autrui de ma responsabilité, sans vérifier, sans chercher à savoir si réellement vous les aviez, vos appareils ! Et ainsi, je l’ai tuée, aussi sûrement que si, en rentrant ce soir-là, je l’avais étranglée de mes mains !
— Tu … tu avais un traceur ?
— Et vous n’en avez pas, n’est-ce pas ? Vous me l’avez dit maintes fois, et je ne l’ai pas cru ! Je ne l’ai pas cru, parce que, quand je suis arrivé à votre bord, au lieu de me traiter comme un être humain, vous m’avez ravalé au rang de paria, d’intouchable ! Après, il était trop tard ! Je ne pouvais plus croire ce que vous me disiez ! Vous l’avez tuée, vous aussi ! »
Anaena était devenue blême.
« Cinq mille morts ! Cinq mille, en plus de Iolia. Nous avons payé cher nos préjugés, Tinkar, et toi ton orgueil !
— N’est-ce pas ? Nous avons fait un beau gâchis, vous et moi. Et tu oublies les morts des Autres ! Toute une cité. Combien étaient-ils là-dedans ? Quarante mille ?
— Oh ! ceux-là, je ne les compte pas !
— Tu vois, je ne peux pas les haïr ! C’est moi que je hais, et vous ! Que l’ennemi nous tue, c’est normal. Mais que, par bêtise, vous et moi … C’est cela que je ne puis pardonner !
— Tu oublieras, Tinkar. L’homme oublie pour vivre.
— L’oublier, elle ? Sais-tu que, à part ma mère, elle a été la seule dans ma vie qui m’ait témoigné de la tendresse ? J’ai été heureux, Anaena, pendant trois mois ! Tu ne peux imaginer ce qu’ont été ces trois mois de bonheur !
— Oh ! si, je sais ce que sont trois mois de souffrance. »
Il ne parut pas entendre.
« Je n’avais jamais connu cela, cette tranquillité d’esprit, cette amitié vivante, cette chaleur ! Quand je rentrais du laboratoire, le soir, elle m’attendait sur la porte. Tous les soirs, sauf ce dernier soir, où je suis rentré trop tard pour la voir me sourire une fois encore ! Je l’aimais, tu entends, et à part quelques camarades — et c’est bien différent ! — je n’ai jamais aimé personne d’autre ! Quand je me battais dans le parc, essayant vainement d’arrêter un ennemi que vous n’aviez pas su contenir, ce n’était pas pour ta cité, pas pour l’Empire, pas pour l’humanité mais pour elle, pour elle uniquement, pour le seul être pour qui je comptais, qui avait besoin de moi comme j’avais besoin d’elle ! Et je l’ai trahie, je n’ai pas su la protéger, je l’ai tuée ! Maintenant, tout le reste, je m’en fiche, je m’en fiche ! Tiens, fous le camp et laisse-moi boire ! Quand je suis ivre, je dors et j’oublie !
— Et tu crois qu’elle approuverait ? »
Il resta immobile, la bouteille en main, comme frappé d’un coup.
« Elle avait su voir l’homme en toi, au-delà du soldat. Mieux que moi, je le reconnais. Mieux que nous tous !
— Oui, et je l’ai tuée !
— Tu ne l’as pas tuée, Tinkar. Nous portons tous cette responsabilité. Moi la première. Si j’avais su passer par-dessus mes préjugés stupides, si j’avais été amicale envers toi dès le début, jamais ce mur de méfiance ne se serait développé ! Mais … »
Elle hésita, puis continua :
« Mais je souffrais de te voir avec cette femme. Là, voilà le secret !
— Oréna ? Mais elle n’a jamais compté pour moi ! C’était le brin de paille auquel se raccroche le noyé, dit-il stupéfait.
— Je crois que je t’ai aimé dès le jour où je t’ai vu, Tinkar ! Je ne t’ennuierai pas avec mon amour, n’aie pas peur. Tu m’as préféré Iolia, et tu as eu raison. Elle était meilleure que moi, et j’aurai toujours le remords de l’avoir insultée et frappée, là-bas, sur cette maudite planète. Si cela peut te consoler un peu, tu n’es pas seul à souffrir, même si nos souffrances ne sont pas comparables. »
Il resta longtemps sans répondre, puis plaça son bras autour des épaules de la jeune fille.
« Je ne sais si je pourrai un jour t’aimer, Anaena.
— Je ne te demande rien. Rien que la grâce de pouvoir pleurer avec toi, pleurer Iolia, et ce qui aurait pu être. »
II
RETOUR À LA TERRE
« Voilà. Il sera facile à vos techniciens de construire, autant de traceurs qu’ils le voudront, avec ces plans. »
Tinkar jeta la liasse sur la table devant le teknor. Tan se leva, vint à lui.
« Nous avons eu des torts envers toi, et nous les avons payés cher. J’aurais dû … oh ! à quoi bon épiloguer sur le passé ? Aurais-je pu faire autrement ? La tragédie du Tilsin était déjà écrite, quand Kilos II obligea, par son oppression, les techniciens à quitter son Empire ! Le germe de haine était semé, il a grandi, et tu en fus la victime, et par contrecoup nous en fûmes aussi les victimes. »