L’histoire venait toute seule à ses lèvres, l’histoire qu’il avait soigneusement préparée pendant la dernière semaine de son séjour sur le Tilsin.
« Mais je donnerai tous les détails au service de renseignements. Dis-moi plutôt quelle est la situation ici.
— Bonne, autant qu’elle peut l’être. Je t’en parlerai plus à loisir ce soir chez moi. Car, en attendant de trouver un logement, tu viens chez moi. Pas question de refuser ! Entre anciens de la Garde !
— Comment se fait-il que les officiers de renseignements ne soient pas venus m’attendre ? Du temps de l’Empire …
— Trop occupés, sans doute. Je suis responsable de toi, pour le moment. Je dois te conduire au Service dans une heure. »
Ils parlèrent de choses et d’autres, de la révolte, de ceux de leurs camarades qui étaient morts — la majorité — de ceux qui avaient survécu.
L’interrogatoire fut long et minutieux. Les hommes qui le passèrent au gril de leurs questions lui étaient inconnus. Il raconta son histoire, donna des détails sur le monde où il était censé avoir vécu, montra quelques photos, dont le Teknor l’avait muni, de divers mondes visités par le Tilsin.
« Et ils vous ont confié un de leurs navires ? »
Tinkar sourit.
« Une petite vedette interplanétaire, bonne tout au plus pour quelques milliards de kilomètres, sans dispositifs hyperspatiaux.
— Lequel utilisent-ils ?
— Je ne sais. Différent du nôtre, je crois, mais on ne m’a jamais permis d’approcher de la salle des machines ni du poste de pilotage. En revanche, ils m’ont fait plusieurs démonstrations de leurs armes. À peu près celles que nous possédons, ou possédions. Je vous ferai un rapport écrit à ce sujet.
— Et leur politique vis-à-vis de nous ?
— L’expectative. Ils connaissaient l’existence de l’Empire et le haïssaient. Ils connaissent sa chute, et c’est ainsi que je l’ai apprise, et que j’ai demandé à être rapatrié.
— Bon. En attendant qu’on vous assigne un poste, tenez-vous à notre disposition. Vous toucherez votre solde de lieutenant. Si vous nous avez menti, tant pis pour vous !
— Je n’ai pas transmis les ordres impériaux ! Que vous faut-il de plus ?
— C’est vrai ! Le sceau autodestructeur était intact. Vous pouvez disposer. »
L’appartement d’Erikson était petit mais confortable. Installé dans un fauteuil de cuir, verre en main, Tinkar se détendit. Aussi la question de son hôte le prit-elle au dépourvu.
« Allons, vieux camarade, maintenant que nous sommes ici, à l’abri des oreilles indiscrètes, dis-moi la vérité. Où étais-tu ?
— Mais … Mais je te l’ai dit !
— À d’autres ! Tu haïssais le général pour avoir envoyé Hékor se faire tuer, c’est vrai. Mais l’Empire ? Tu ne vivais que pour lui ! Toi, ne pas transmettre un ordre ? Quelle bonne blague ! Tu as été fait prisonnier ? Il n’y a nulle honte à cela. Qui t’envoie ? Les Martiens ?
— Les Martiens ? Nous en sommes là ?
— Eh oui ! Mars est indépendant, Vénus aussi. L’Empire, ou plutôt le commonwealth du peuple est réduit à la Terre et à la Lune ! Des planètes sujettes des autres systèmes, nulle nouvelle. À moins que tu ne puisses nous en donner ?
— Je t’assure que j’ai dit la vérité !
— Admettons. Peu importe, je vais te dire la vérité à mon tour. Bien entendu, tu ignores tout de la conspiration ? Je vais essayer de te renseigner, bien que je ne sache pas tout, tant s’en faut ! Le chef de la conspiration contre Ktius VII était Bel Caron !
— L’historien ? Le cousin de l’Empereur ?
— Oui. Tu comprends maintenant pourquoi il était si difficile de prendre les conjurés. Bel Caron faisait partie du Conseil privé.
— Mais … c’était un doux rêveur !
— Ni rêveur ni doux, bien que … Enfin, comme tu le sais, la révolte éclata et dès le début prit une ampleur que nul n’aurait imaginée. Vingt jours après ton départ, et faute de l’arrivée de la 7e flotte, elle était victorieuse. Mais la majorité des villes était en ruine, la plupart des usines détruites, la famine et les épidémies commençaient à décimer le peuple. Sais-tu quelle est la population actuelle de la Terre, pour autant que nous puissions l’estimer ? Quinze cents millions !
— Quinze cents millions au lieu de …
— Au lieu de sept milliards, oui. Mais ce n’est rien. Les premiers mois furent remplis d’espoir. Caron groupa autour de lui des hommes énergiques et intègres, et commença à réorganiser l’Empire, ou ce qui en restait dans le système solaire. Le peuple, pour la première fois depuis des centaines d’années, jouit de libertés restreintes, mais réelles. La foi était là, qui aurait permis bien des choses si … le complot des généraux avait échoué. Mais il réussit. Caron et ses ministres furent assassinés, et maintenant les autres gouvernent. Tu sais aussi bien que moi ce qu’ils valent. Libertés supprimées de nouveau, guérilla partout, sécession de Mars et de Vénus, Titan éventré par une bombe N, la dernière qui restait dans l’arsenal, je crois. Voilà le monde que tu as rejoint, mon pauvre Tinkar !
— Et toi ?
— Moi ? Je m’étais rendu avant la fin de la révolte, comme je te l’ai dit. Le gouvernement Caron m’avait mis en disponibilité en attendant d’examiner mon dossier, ce qui fait que le gouvernement des généraux m’a réintégré. Je suis amiral de la flotte, Tinkar ! Mais quelle flotte ! Deux torpilleurs, dont ton Scorpion, qui est mon navire amiral, cinq éclaireurs, un vieux croiseur boiteux. Et quels équipages ! Sales, indisciplinés, techniquement nuls, sauf quelques rescapés. Les rares techniciens de valeur que l’Empire n’avait pas fait exécuter l’ont été par nos dictateurs ! Nous devons être trois ou quatre à connaître, sur ce monde, la théorie des hytrons ! C’est le grand crépuscule qui descend sur notre vieille. Terre, Tinkar. S’en relèvera-t-elle jamais ? Tu aurais mieux fait de rester là où tu étais, crois-moi. Mais ce ne serait rien encore, s’il n’y avait pas ce climat de délation perpétuelle, ces exécutions stupides, cette tyrannie sans envergure. Si j’avais été seul quand tu as atterri, je t’aurais dit : “Prends-moi avec toi, retournons d’où tu viens !” Mais j’avais avec moi Bétus, dont le seul rôle est de m’espionner. Au mess, j’ai pu te mettre quelque peu en garde, profitant d’une zone de silence où les micros sont neutralisés. »
« Si j’ai bien compris les enseignements de l’Histoire », avait dit le vieil Holonas …
« Que crois-tu qu’il va m’arriver ?
— Oh ! si tu ne fais pas d’opposition, tout ira bien. Ils ont désespérément besoin de techniciens. Tu es un traître à l’ancien Empire puisque, quelle qu’en soit la raison, tu n’as pas délivré les ordres. Tu peux avoir une place de choix, comme moi, avec une liberté limitée, à condition de savoir cacher tes sentiments et d’obéir sans hésitation. Nous serons trois, toi, moi et Jan Malvert. Peut-être un jour pourrons-nous fuir ? »
« Tu reviendras, Tinkar. » Peut-être avaient-ils eu raison. Mais il voulait se rendre compte par lui-même avant de se décider. Ce que les généraux avaient fait, pourquoi ne pas l’essayer ? De toute façon, le Tilsin ne serait pas au rendez-vous convenu avant six mois.
« Bon sang, pas comme ça ! Je vous l’ai montré dix fois ! »
D’un geste irrité, Tinkar arracha la clef des mains de la recrue, dévissa deux écrous. La culasse du fulgurateur lourd tomba dans sa main gauche prête à la recevoir.