« Ce n’est pourtant pas bien difficile !
— Excusez-moi, commandant. »
Tinkar regarda le jeune homme, maigre, maladroit, à demi affamé.
« Dire qu’il faut faire des astronautes avec ça ! »
Le soleil écrasait l’aire de béton craquelé, et, sous le hangar d’instruction, l’odeur de l’huile d’armes stagnait, écœurante. Plus de cinq mois déjà ! Son séjour sur le Tilsin semblait un rêve. Il y pensait le moins possible, attentif à ne pas réveiller la douleur, assourdie, mais toujours présente. Où étaient-ils maintenant ? Probablement en route vers la Terre, à moins que les Mpfifis … Mais non, ils n’avaient pas encore pénétré dans ce secteur de la galaxie, et le Tilsin était désormais armé pour les combattre.
Tinkar consulta sa montre : il était midi.
« Rompez ! Nous reprendrons l’instruction à deux heures. »
Les hommes saluèrent, partirent, encadrés par deux sous-officiers. Il les regarda s’éloigner, partagé entre le dégoût et la sympathie. Ce n’était pas leur faute s’ils étaient de si médiocres recrues. On ne forme pas un astronaute en prenant n’importe quel jeune homme de vingt ans. Ils étaient pleins de bonne volonté, parfois même d’enthousiasme, mais il leur manquait les bases les plus élémentaires en mécanique, et leur forme physique était lamentable.
Il haussa les épaules. Au moins, le peuple mangeait-il à sa faim, sous l’Empire. Et il n’était guère moins libre. Peut-être y avait-il eu des jours heureux, des jours d’espoir, sous le court gouvernement de Bel Caron. Cela valait-il les milliards de morts ? L’erreur des conjurés avait été de croire que tout le monde, à part les profiteurs de l’ancien régime, désirait la liberté. Beaucoup ne voulaient qu’un bouleversement de la société, la montée de ceux d’en bas en haut, sans qu’ils soient plus qualifiés pour gouverner que les parasites qu’ils avaient chassés.
Que lui importait ! Il avait voulu revenir sur la Terre, dans l’espoir de renouer des liens avec un passé qui avait complètement disparu. Il était, dans cette nouvelle société, un fossile, un monstre survivant de temps plus héroïques. Si Bel Caron avait réussi … Il était prêt à se dévouer à toute entreprise désintéressée. Il n’aurait plus pu supporter l’Empire, il le savait. Son séjour parmi les Stelléens l’avait trop profondément transformé, bouleversant ses idées, sa hiérarchie des valeurs. Il était devenu un inadapté, une sorte d’hybride, en qui vivaient encore des lambeaux de codes surannés, l’empêchant de se fondre dans la société stelléenne, mais qui, d’un autre côté, ne pouvait non plus vivre à l’intérieur de ces codes sans se demander trop souvent si l’autorité qui donnait des ordres en avait réellement le droit.
Il lui fallut se décider rapidement. Le Tilsin devait, dans dix jours, se dissimuler derrière la Lune, et attendre là quarante-huit heures. Après … après, ce serait sans doute fini à jamais. Il partirait pour ne plus revenir, emportant son étrange peuple, Tan, Holonas, Petersen, Anaena, tous ceux qu’il avait connus, qui avaient été ses ennemis ou ses amis, et le souvenir d’Iolia.
« Sans compter, ajouta-t-il avec un demi-sourire, les tableaux que Pei m’avait donnés. »
Il lui serait difficile de s’échapper. Erikson l’aiderait, peut-être aussi Malvert, mais ils étaient tous les trois suspects, sous surveillance presque continue. Depuis son retour, il n’avait pu effectuer qu’un vol de courte durée sur le Scorpion, avec à ses côtés deux « invités » dont l’uniforme de la Garde dissimulait mal l’allure raide des hommes de la police politique. La vedette était hors de service, ses moteurs « en étude ». D’ailleurs, relativement lente, et sans armes, elle n’aurait pas tenu dix secondes devant un éclaireur, même dans l’état pitoyable où ces derniers étaient actuellement. Un seul espoir lui restait, le Scorpion, mais pour le manœuvrer, il fallait être au moins quatre.
Il sortit du camp, à pied. Seul Erikson, en tant qu’amiral de la flotte, pouvait se permettre un glisseur. Il lui fallait traverser un quartier pauvre à demi détruit par les bombardements pour gagner le petit restaurant où il déjeunait, de préférence au mess sinistre ou aux boîtes « chic » que fréquentaient les profiteurs du nouveau régime. La foule coulait autour de lui, hommes aux vêtements déchirés, femmes trop lasses pour être coquettes, enfants silencieux aux bouches déjà amères. Son uniforme lui attirait quelques regards haineux, mais la majorité des visages n’exprimaient qu’une indifférence apathique. L’horreur de la guerre civile était trop profonde, le désespoir de la révolution confisquée trop grand pour qu’il puisse exister quelque esprit de révolte. Tinkar pensa aux paroles désabusées d’Erikson : « C’est le grand crépuscule qui descend sur la Terre. Finira-t-il jamais ? »
Que faisait-il donc là, lui, sur ce monde moribond ? Qu’avait-il fait, d’ailleurs, depuis que l’explosion de son astronef l’avait envoyé tourbillonner dans l’espace ? Avait-il réellement cherché à se faire admettre, à se faire respecter par les Stelléens ? Non, il avait boudé, opposé un stupide entêtement à de stupides préjugés. Comme si lui-même n’avait pas été bourré de préjugés ! Et ainsi il avait indirectement causé la mort d’Iolia ! Même du point de vue de son ancienne éthique, celle de la Garde stellaire, il avait été inexcusable. Les seuls moments qu’il pouvait se rappeler sans douleur et sans honte étaient ceux qu’il avait passés avec Anaena sur la planète sans nom. Anaena, qui l’aimait.
Il l’avait aimée lui aussi, brièvement, mais violemment, avant que ne s’impose à lui la douceur d’Iolia. Qui sait, sans la scène au camp des pèlerins, sans les injures d’Anaena, qui avaient piqué son orgueil, peut-être n’eût-il pas épousé Iolia. Il ne le regrettait pas pour lui-même, ayant été heureux pour la première fois de sa vie. Mais cela aurait-il pu durer ? Dans le fond de son âme, il en doutait. Peut-être valait-il mieux que les choses se soient passées ainsi, peut-être la torpille des Mpfifis avait-elle été miséricordieuse.
Des cris le tirèrent de sa rêverie. Deux soldats sur le seuil de la porte d’une taverne, tiraient brutalement vers l’extérieur une femme qui résistait. Deux autres, de l’intérieur, la poussaient. Le patron, pâle, gesticulait silencieusement, se tordant les mains, n’osant dire mot. Tinkar s’approcha.
« Que se passe-t-il ? »
Un des soldats se redressa, se mit en un garde-à-vous insolent.
« Oh ! rien, mon capitaine. Une putain qui ne veut pas coucher avec nous quatre.
— Lâchez-la ! Les ordres sont formels : pas de désordre en ville.
— Mais, mon capitaine …
— Lâchez-la ! Et rectifiez votre tenue !
— Bien, mon capitaine ! »
La femme se releva, chassant d’un mouvement de tête ses longs cheveux noirs de son visage. Tinkar la regarda distraitement. Jeune, assez jolie, bien que déparée par une vilaine peau rougeâtre. Où l’avait-il déjà vue ? Bah ! dans quelque bar.
« Quelle unité ?
— 3e régiment de ligne, mon capitaine.
— Bon. Vous présenterez mes respects à votre colonel, et vous le prierez de ma part de vous coller huit jours de prison à chacun. Voici ma carte. »
Il griffonna rapidement quelques mots, la tendit au soldat qui salua. Il tourna le dos, reprit sa marche.
« Holroy ! Attention ! »
Instinctivement, il courba la tête, fit un écart. Il sentit le vent de la balle, se retourna comme un éclair, tira sur le soldat dont l’arme fumait encore. L’homme s’écroula sur le pavé, ses compagnons s’enfuirent à toutes jambes.