— La paix, Ana ! J’expliquerai tout. Pour le moment, il y a plus urgent. Tan, peut-on prendre mon Scorpion à la place de la vedette ? Il est à peine plus grand.
— On peut essayer. Je crois que oui.
— J’aimerais tant le garder ! C’est un bon navire, et il pourrait nous être utile. Il est armé. À tout à l’heure, vous autres ! »
« Et voilà, conclut Tinkar. Je ne puis plus vivre sur la Terre, je ne crois pas pouvoir vivre avec vous. Que me reste-t-il ? Une ancienne planète de l’Empire, ou un monde extérieur ? J’y serais aussi un étranger. Quand j’étais avec vous, j’avais l’espoir de retourner chez moi. Oh ! je savais qu’il y aurait des changements, mais je ne les imaginais pas tels qu’ils sont !
— Tu t’habitueras mieux à la vie sur le Tilsin, maintenant que ce faux espoir est mort, dit le teknor.
— Peut-être. J’ai peur que vous ne puissiez imaginer à quel point cela me sera difficile. Vous pensez si différemment de moi ! Un seul exemple : il vous paraît normal de changer de cité. Oh ! je sais bien que partout vous retrouvez la même culture ! C’est là le point important. Pour moi, chacune de vos cités serait un autre monde, avec ses coutumes différentes de celles auxquelles j’aurais été habitué, et sans que j’aie en moi le fonds commun qui vous permet de vous adapter sans peine, avec ses subtiles différences de dialecte, que je ne puis apprécier, ses plaisanteries rebattues, et qui pourtant me sont incompréhensibles. Que voulez-vous dire quand vous faites allusion au scaphandre de Jona le Grand ? Que signifie le coup du teknor ? Et bien d’autres locutions.
— Tu es impatient, Tinkar, dit Anaena. Tu n’as vécu avec nous que quelques mois. Tout est changé maintenant. Nous avons compris que les civilisations planétaires possèdent aussi des traits que nous aurions intérêt à adopter. La leçon a été durement apprise, bien sûr, mais … Oh ! excuse-moi. Tu l’as apprise plus durement encore !
— Je ne suis pas prêt à l’oublier ! Soit, j’essaierai loyalement de m’adapter. Que va-t-on faire de mes camarades ?
— Ce qu’ils voudront. Ils pourront rester ici, ou bien nous les débarquerons sur la planète de leur choix. Il vaudrait mieux qu’ils restent, pour toi.
— Possible. Je suis épuisé. Puis-je me retirer ?
— Je t’accompagne. »
Il ne reconnut pas son petit appartement. Les tableaux de Pei avaient été encadrés, de nouveaux meubles apportés. Un instant, il eut l’impression de rentrer chez lui.
« Je savais que tu reviendrais, Tinkar ! J’étais résolue, au besoin, à aller te chercher avec une vedette armée si tu n’avais pu t’échapper. Cet arrangement te convient-il ?
— Oui, merci, Ana. Je ne mérite pas toutes ces prévenances. Je ne suis qu’un âne entêté, qui a fait son malheur, et celui des autres !
— Nous n’avons rien à t’envier de ce côté-là. Fais un effort, Tinkar ! Je t’aiderai, tu verras. Tu réussiras cette fois !
— Tout s’est écroulé autour de moi. L’Empire, la Garde, l’estime que j’avais pour moi, ma confiance ! Ne te cramponne pas à un cadavre vivant. Le moindre des hommes du Tilsin vaut mieux que moi.
— Je ne le crois pas. Parlons d’autre chose. Nous avons mis tes amis dans des appartements voisins. Que sont-ils ?
— Les hommes ? Des camarades de la Garde. La femme ? Une aristocrate qui fut moins nulle que les autres.
— Elle est belle.
— Oui. Les jeunes officiers l’appelaient “le rêve inaccessible”. Elle en était fière. Sa famille était très riche, et aucun de nous n’avait de chances de pouvoir l’épouser. Mais elle n’était pas méchante, simplement vaine, bien qu’elle ait eu le courage de piloter elle-même son yacht dans l’espace. J’ai dansé avec elle, une fois …
— Tu ne l’aimes pas ? »
Il eut un petit rire.
« Moi ? Je n’aime plus personne, pas même moi !
— Oui, je sais, dit-elle tristement.
— Oh ! cela me passera un jour, sans doute. Bonsoir, Ana. Merci. »
III
LA FACE DANS L’ABIME
Le cosmos déployait sa splendeur glacée sur tous les écrans du poste de contrôle privé du teknor. Tan, assis dans un grand fauteuil bas, verre en main, écoutait Tinkar parler en se promenant de long en large. Anaena, appuyée à la table, écoutait aussi.
« Cela vaut-il la peine de survivre, quand tout s’est effondré autour du soi ? Il est possible que ma vie, celle que je menais dans la Garde, ait été vide, fondée sur des mensonges. Combats courageusement, sois loyal à tes chefs, vénère l’Empereur, et tout ira bien pour toi, en ce monde comme dans l’autre. Et surtout ne pose pas de questions ! Accepte ta vie comme elle vient, tue, pille, viole au besoin. Mille hommes de peuple ne valent pas un soldat, et mille soldats ne valent pas un garde stellaire. Tu as de beaux jouets, des astronefs rapides, puissantes ; une seule d’entre elles peut éventrer une planète. Amuse-toi selon les ordres de l’Empereur. Laisse à d’autres le soin de se tourmenter, à tes chefs les plans de campagne, jusqu’à ce que tu sois devenu un chef toi-même, si tu ne meurs pas bravement au combat. Laisse les prêtres s’interroger sur les fins dernières. N’y a-t-il pas l’Empereur, émanation de la divinité, qui ne saurait faillir ? Voilà, telle était mon existence. Je voyais bien que tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais ce n’était pas à moi de vouloir le changer.
« Puis vint la révolte. J’ai été projeté dans le vide, après le sabotage de mon astronef. Je n’avais pas peur de la mort et il eût sans doute mieux valu que je meure alors. Proprement, comme un garde ! Vous m’avez recueilli. Vous m’avez nourri, donné ma liberté à l’intérieur de votre mondicule errant. Et vous m’avez humilié. Pour vous, je n’étais qu’un chien de Planétaire, tout juste bon à garder en réserve, car, par hasard, il possédait peut-être un secret intéressant. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez guère faire autrement. À vrai dire, quand je regarde en arrière, quand je vois sur quelles pitoyables croyances se fondaient ma vie et ma conduite, je ne puis que reconnaître que vous aviez raison ! Je ne méritais que le mépris qu’un civilisé porte à un barbare. Mais, et c’est là que vous avez montré que votre civilisation était aussi injuste, aussi cruelle que ma barbarie, il ne vous est pas venu à l’idée que, si j’étais un barbare, ce n’était pas ma faute ! Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il est dangereux d’humilier un barbare, quand on ne le tue pas immédiatement après. Il ne vous est pas venu à l’idée qu’un barbare puisse souffrir ! »
Il leva la main, arrêtant les objections.
« Je sais ! Après un temps, vous avez partiellement changé d’avis. Quelques-uns d’entre vous ont commencé à me considérer comme humain. Oréna la première. Je l’ai d’abord amusée, puis … J’ai quelque remords à sa pensée. J’ai usé d’elle, comme je l’aurais fait d’une fille du peuple, sous l’Empire.
— Elle ne méritait pas mieux, coupa Anaena. Sais-tu que c’est elle qui a volé tes plans ?
— Comment ça ?
— À partir des traceurs, et en nous aidant des notes que tu avais laissées dans ton laboratoire, nous avons développé des communicateurs hyperspatiaux. Quelle fut notre surprise, en essayant l’écoute, d’entrer en contact avec le Frank, qui en avait aussi !
— Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?
— La peur panique qu’elle avait des Mpfifis. Elle a cru que tu ne nous donnerais jamais ces plans. Elle les a pris, dans l’intention d’en faire profiter tout le Peuple des étoiles, et de renforcer son parti avantiste. Dans l’espoir, sans doute aussi, de te braquer contre moi. Elle y a réussi !