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Il était infiniment las, à bout d’énergie. Sans doute le suicide était-il considéré comme le pire déshonneur dans la Garde, sauf pour éviter de trahir, mais où était la Garde, maintenant, et que signifiait l’honneur ? Il n’y avait plus d’avenir possible, il n’avait pas le courage d’être un éternel exilé, aspirant vainement vers un monde disparu. Si seulement Iolia n’était pas morte, si seulement il ne l’avait pas tuée !

Anaena ! Elle pleurerait sans doute. Elle l’aimait. Bah ! elle trouverait facilement, parmi les jeunes gens du Tilsin ou des autres cités, quelqu’un qui vaudrait mieux que lui, et elle finirait par l’oublier. Et cette pensée lui fut amère.

Il n’y avait pourtant rien d’autre à faire. Il était fini, un outil pour lequel il n’y avait plus d’utilisation. La Garde était morte, l’Empire était mort, sa foi en poussière, et sur son âme pesait le souvenir d’un meurtre, le meurtre d’une femme qui l’avait adoré. Il valait mieux disparaître. Que ferait-il, au milieu de ce peuple étranger, en proie à l’éternelle nostalgie d’un ordre qu’il jugeait froidement abominable, mais qui avait été le sien ?

Il ne regrettait rien. Sauf en ce qui concernait Iolia, sa conscience était tranquille. Il ne se sentait pas plus coupable que le Scorpion. Il avait été un instrument, un instrument façonné d’une manière que les Stelléens n’arriveraient jamais à comprendre. Ses mains, avaient, au service de l’Empire, tué. Il refusait de s’en sentir responsable. Pourtant, parfois, quelque chose en lui s’était révolté, quand l’Empire avait voulu le transformer en bourreau. C’était un sentiment analogue qui avait sans doute animé les gardes qui étaient passés du côté de la révolte dès le début, et avaient assuré son succès.

Il leva la tête et, par une illusion fréquente pour les astronautes, il lui sembla que le Tilsin basculait, et qu’il se trouvait suspendu, la tête en bas, au-dessus de l’abîme. Les étoiles luisaient, froides, et il regretta de ne pas connaître plus de mondes. Puis ce désir passa : aurait-il couru toute sa vie d’un bout à l’autre du cosmos qu’il n’en aurait visité qu’une portion infime. L’Univers était trop vaste pour l’homme. Il pensa à la philosophie amère de Tan, et à ce qu’elle cachait de désespoir. Avait-il raison ? L’univers était-il une immense machine aveugle, dans laquelle l’homme, sans autre but que lui-même, promenait sa soif infinie de certitude ? Ou bien les pèlerins étaient-ils dans le vrai ? Y avait-il un Dieu, différent de celui qu’on lui avait appris à adorer et à craindre, un Dieu bienveillant qui n’abandonnait pas ses créatures, même dans le châtiment ? Restait-il quelque chose de l’homme après sa mort, et retrouverait-il Iolia, quelque part, au-delà de l’espace et du temps ? Il lui aurait été doux de le croire, mais, en cet instant de vérité, il ne pouvait y arriver. Tan avait probablement raison, l’agitation humaine était vaine, seule la race pouvait espérer l’immortalité.

La race humaine ! Quelque chose vivait en lui, qui avait vécu dans les premiers hommes, avant même les premiers hommes, quelque chose qui remontait à la mer primitive et qui s’était transmis jusqu’à lui, sans faille. La vie. Quelque chose qu’il ne transmettrait pas à son tour. En lui, le fil de la vie serait brisé, à jamais. Il se refusait à être complice. Puisque l’Univers l’écrasait, il remporterait sur lui la seule victoire possible, il éteindrait en lui, volontairement, une part du futur.

Il regarda sa montre. Encore dix minutes.

« Tinkar ! Que fais-tu là ! Es-tu fou ? Nous allons plonger ! »

Il se retourna, irrité. Anaena se tenait devant lui, face angoissée visible dans la lumière de la supernova, à travers le globe transparent du casque.

« Vite ! Je n’ai pas eu le temps de prévenir que je partais à ta recherche. Je t’ai vu par un périscope, et je suis si heureuse de t’avoir trouvé. Viens !

—  Laisse-moi, Ana … Tu as encore le temps de rentrer.

—  Viens, Tinkar, je t’en supplie ! Je t’aime ! Viens !

—  Laisse-moi. Je ne serai jamais parmi vous qu’un paria. Il vaut mieux que je disparaisse. Je ne te mérite pas, Ana.

—  Tinkar, tu es un lâche ! »

Elle se dressait devant lui, tellement qu’il eut peur que ses semelles magnétiques ne quittent la coque, et qu’il posa ses mains sur ses épaules pour la maintenir.

« C’est possible, Ana. Je le crois. C’est bien la raison pour laquelle je ne veux plus vivre.

—  Soit. J’aime donc un lâche. Eh bien, tant pis ! L’enfer, le ciel, le néant, tout vaut mieux pour moi qu’être séparée de toi. Tu ne peux me refuser cette grâce, je pense ? »

Il la saisit, commença à marcher en glissant vers le sas. Elle se dégagea, tira de la poche du scaphandre un petit fulgurateur, le braqua sur lui.

« Oh ! non, Tinkar ! Tu ne me jetteras pas dans le sas !

—  Ne sois pas stupide ! Tu as toute la vie devant toi !

—  Sans toi, elle m’indiffère. Allons, il nous reste encore quelques instants. Réfléchis. Tu te sens un paria sur le Tilsin ? La belle affaire ! As-tu réellement essayé de t’adapter ? Non ! Bébé Tinkar casse son joujou parce qu’il n’est plus exactement comme il l’aurait voulu ! Tu vas finir par me faire croire que nous avions raison, que les Planétaires … Mais non, ce n’est pas cela. Tu crois avoir tué Iolia, et tu ne peux te le pardonner ? Crois-tu que je me le pardonnerai jamais ? Et pourtant, nous aurions pu être heureux ensemble, et nos enfants auraient été des Stelléens de la nouvelle race, celle qui ne connaîtra plus de préjugés, car nous allons être obligés de nous joindre aux Planétaires pour lutter contre les Autres. De toute façon, je reste, et tu mourras avec sur la conscience non seulement Iolia, mais moi aussi ! »

Il la regarda, engoncée dans le scaphandre, ses cheveux roux ramenés en épais chignon sur la nuque pour pouvoir entrer dans le casque transparent.

« Nos enfants … Jouer le jeu de l’Univers ? Mais si l’Univers ne jouait aucun jeu, s’il était bien la bête aveugle et stupide que croyait le teknor ? » D’un geste rapide, il fit sauter le fulgurateur de la main d’Anaena, l’enlaça et plongea dans le sas.

Il la remit sur ses pieds. Elle s’appuya à la paroi métallique, épuisée de tension nerveuse, n’osant pas croire encore qu’elle avait gagné la partie, qu’elle l’avait sauvé de lui-même. Il posa la main sur la manette de fermeture, resta immobile, les yeux perdus dans les constellations.

« Que fais-tu ? Ferme vite ! »

Il baissa la manette et, pendant que la lourde porte pivotait, cachant les étoiles, il se tourna vers elle et sourit.

« Rien. Je regardais une dernière fois l’abîme. »