— Dans le convertisseur !
— Laissez donc Oréna prendre son droit, elle ne manque jamais son but !
— C’est cela, qu’elle tire au ventre ! »
Une tête émergea entre les jambes des hommes, une tête aux courts cheveux ébouriffés, à l’œil poché, aux narines encore saignantes et gonflées. Oréna se dressa en face de Tinkar.
« Tu es rapide, planétaire ! Laissez-le, vous autres ! Je l’ai injurié sans savoir qu’il était là, et je n’ai eu que ce que je méritais. Lui au moins a le courage d’agir selon sa nature. »
Elle grimaça, cracha un peu de sang.
« Mais tu frappes trop fort ! Je ne sais pas si je ne vais pas prendre mon droit, en fin de compte ! Et puis non ! Ça amuserait trop ces imbéciles qui nous regarderaient nous entretuer sans avoir le cran de participer au jeu ! Viens avec moi ! »
Elle l’empoigna par le bras, le tira.
« Allons, viens ! J’aimerais te parler, dans un lieu plus tranquille qu’ici. »
Elle le conduisit dans un petit parc, le fit asseoir à côté d’elle sur un banc.
« Eh bien, cela m’apprendra à regarder qui est à côté de moi quand je parle, dit-elle d’un air rêveur. Maintenant, j’ai quelques questions à te poser. La première est :
« Pourquoi le teknor t’a-t-il donné une carte A ?
— Le teknor ?
— Tan Ekator !
— Ah ! oui, votre chef …
— Technique, seulement, d’où son nom. Tout au moins en principe. Il faut bien, pour qu’une cité marche, qu’il y ait quelqu’un qui dirige et coordonne les activités. Mais là doit se limiter son rôle.
— Je n’en sais rien. Je l’ai vu pendant quelques minutes, il y a deux heures.
— Et que t’a-t-il dit ?
— Rien qui puisse vous intéresser. Il m’a conseillé d’aller consulter, à la bibliothèque de l’Université, un livre d’un certain Mokor.
— Cela ne m’étonne pas ! Mokor est le livre par excellence pour les conservos. Nous, les avantistes, ne l’estimons guère. Il manque d’objectivité et fait la part trop belle aux pèlerins.
— Si vous continuez à parler par énigmes, je crois que je vais aller lire ce Mokor. J’ai besoin de m’orienter dans votre société, et le plus vite sera le mieux !
— Je peux t’aider. J’ai fait des études assez poussées en histoire. Que veux-tu savoir ?
— Tout !
— C’est beaucoup, ne trouves-tu pas ? Je vais essayer de résumer brièvement les grandes lignes. Ne t’étonne pas si, pour le début, cela ne correspond guère à ce qu’on a pu t’apprendre sur Terre. Quel était ton métier, là-bas ?
— Lieutenant de la Garde stellaire de l’Empire. »
Elle siffla.
« Je crois que je ferai bien de mesurer mes paroles ! Enfin, commençons. Sous le règne de Kilos II l’assassin …
— Le Glorieux !
— Si tu commences à m’interrompre … Donc, sous le règne de Kilos II le glorieux assassin, la vie devint de plus en plus impossible pour tout homme intelligent et d’esprit libre. Peu de temps après son couronnement, il prit une série d’édits restreignant la recherche, limitant les droits des techniciens et réservant les postes importants aux nobles et aux chevaliers. Ce n’était que le début. De multiples universités furent fermées, leurs professeurs déportés ou condamnés aux mines …
— Pourquoi trahissaient-ils ?
— On n’est traître qu’en ce qui concerne un ordre que l’on a une fois accepté. Tu sais, je pense, comment a commencé la dynastie des Kluténides ? Par le meurtre et l’usurpation. Jamais les peuples de la Terre, ni ceux des mondes extérieurs, n’ont accepté cette dynastie ! Ils l’ont subie. Mais les empereurs s’étaient assuré le dévouement de techniciens, militaires ou civils, de vrais traîtres ceux-là, par des faveurs exorbitantes, et toute rébellion fut impossible. Une seule issue pour ceux qui voulaient rester libres, la fuite. Et ce fut difficile. Deux générations souffrirent en silence, gardant fidèlement, au milieu de difficultés et d’horreurs sans nombre, le flambeau de la connaissance, amassant en cachette les matériaux nécessaires. Beaucoup furent découverts, torturés, tués. Mais à quoi bon entrer dans les détails ? Tu les trouveras dans tous les livres. Et je dois dire, bien qu’à mon avis Mokor exagère leur rôle, que la fuite n’aurait probablement pas été possible sans l’aide des pèlerins.
— Les pèlerins ?
— Sous Anthéor Ier, au temps de l’Empire constitutionnel, trois cents ans avant Kilos II, une nouvelle religion avait été fondée par un illuminé du nom de Ménéon le Prophète. C’était un prêtre de l’antique religion chrétienne, qui …
— Je connais les chrétiens. Il y en a encore beaucoup dans l’Empire, mais uniquement dans le peuple.
— Bon. Donc Ménéon eut un jour une révélation. Si Dieu, disait-il, a permis aux hommes de conquérir l’espace, c’est que cela entrait dans son plan. Le séjour de la race humaine sur Terre était une épreuve destinée à effacer la tache originelle — si tu sais ce que cela veut dire, moi, je l’ignore — , un jour les hommes retrouveraient Dieu dans un coin de l’espace, et ce serait un nouveau commencement. Bien entendu, je résume, et déforme en résumant. Ménéon eut rapidement des disciples, et cette religion étrange fit principalement ses adeptes parmi les riches marchands et les astronautes, qui trouvaient probablement en cette doctrine un réconfort contre l’écrasante solitude du vide. Bien que les ménéonites n’aient jamais été très nombreux, ils devinrent rapidement puissants. Les premiers empereurs n’étaient pas encore les bêtes stupides et sanguinaires que furent leurs descendants. Ils protégèrent ce culte, lui donnèrent de multiples privilèges, en particulier le droit d’armer et de fortifier leurs monastères, et le droit d’asile. Toutes les expéditions interstellaires comprirent un ou plusieurs prêtres ménéonites, généralement bons techniciens en même temps, mais avec l’avènement de Kilos II, tout changea. Il ne put pas plus supporter l’esprit indépendant des moines que celui des scientifiques ou des artistes. Petit à petit, il restreignit les privilèges. Ses successeurs s’arrêtèrent au bord de la persécution directe, car les monastères étaient encore puissants. L’envie ne leur en manquait pas, cependant, car les moines leur étaient irrémédiablement hostiles, en partie pour des raisons morales, mais surtout parce que désormais les seules astronefs qui circulaient étaient celles de la Garde, ou des navires marchands sur lesquels ils n’avaient plus le droit de s’embarquer.
« Tant et si bien que les moines conclurent un marché avec les techniciens. Ils leur donneraient refuge dans leurs monastères, ils les aideraient à construire des astronefs clandestines, et tous partiraient ensemble pour trouver une planète libre, et échapper à la tyrannie des empereurs.
« Ainsi fut fait, et, il y a quatre cent trente-deux ans terrestres eut lieu l’exode. 745 astronefs s’envolèrent, emportant 131 000 techniciens, savants, artistes, écrivains, et en général hommes et femmes libres, et environ 12 000 ménéonites, moines ou laïcs. La Garde de l’Empire fut tellement prise au dépourvu que seule une astronef fut légèrement endommagée.
« Nos ancêtres trouvèrent une planète vierge, près d’une étoile de la constellation du Cygne, s’y installèrent, et pendant dix ans, commencèrent à s’organiser. Mais à peine les premières cités commençaient-elles à fleurir qu’arrivèrent les astronefs impériales. Après un bref combat, mon peuple dut prendre une seconde fois la fuite. Vingt-cinq ans passèrent sur un autre monde, puis ce fut à nouveau l’arrivée des impériaux. Nos ancêtres décidèrent alors de fuir très loin, et, en route, trouvèrent la première cité dérivant dans l’espace.