« Qui l’avait construite, nous l’ignorons encore. Certainement pas les Mpfifis, bien qu’ils en possèdent aussi. Elle était intacte, mais abandonnée, et si les machines avaient été laissées en parfait état de marche, aucun objet mobilier ne se trouvait à l’intérieur, et nous ne savons rien de ses constructeurs. La dimension des coursives, des chambres et des portes nous donne à penser, cependant, qu’ils n’étaient pas très différents de nous. Leur système d’éclairage indiquait une sensibilité de l’œil légèrement décalée vers le violet. L’analyse de quelques traces de métaux radioactifs indiqua une antiquité de cinq mille cinq cents ans.
« On te montrera sans doute un jour le film de cette rencontre. La cité était vaste, les moteurs compréhensibles ou transformables, l’armement supérieur à tout ce que nous possédions ou que possédait l’Empire à cette époque. Elle existe toujours, sous le nom de Rencontre, bien que je ne l’aie jamais visitée. Une partie des fugitifs s’y installèrent, les autres suivant dans leurs astronefs.
« L’idée première était d’utiliser cette cité du vide pour gagner une planète habitable, la plus lointaine possible. La vie à bord était bien plus confortable que dans les astronefs ordinaires ; la planète habitable tarda à être trouvée, et, peu à peu, on s’accoutuma à cette vie errante. Quand la planète fut enfin rencontrée, il fut décidé qu’elle servirait de base pour la construction d’autres cités.
« La population crût, bien entendu, et d’autres cités furent construites. Actuellement, il en existe une centaine. Toutes errent dans le cosmos, et Avenir, notre planète, où nous avons nos bases et nos usines, n’est habitée qu’éventuellement, quand nous en avons besoin. Nous avons pris contact avec plusieurs races intelligentes étrangères, et même avec quelques planètes humaines qui, plus heureuses que nous, ont pu rester ignorées de l’Empire, cet Empire qui croulait quand tu l’as quitté, le teknor nous en a informé par les nouvelles de midi.
— Et vous pouvez vivre ainsi, sans racines ?
— Non seulement nous le pouvons, mais nous ne voudrions pas vivre autrement. Nous méprisons les planétaires, comme tu as pu t’en rendre compte, attachés à leurs petits globes, n’en sortant que pour de brèves plongées dans un Univers qui les épouvante. Nous en sommes les rois, allant à notre guise d’étoile en étoile, bientôt de galaxie en galaxie.
— Vous avez visité d’autres galaxies ?
— Pourquoi pas ?
— Mais, la distance … Même par l’hyperespace …
— Eh, que nous importent les années de voyage ? Nos cités se suffisent à elles-mêmes. De plus, nous avons fait quelques progrès, depuis que nos ancêtres ont quitté la Terre. C’étaient tous des hommes de grande intelligence, et chez nous presque tout le monde, même les pèlerins que nous emportons avec nous, se consacre plus ou moins à la recherche. Ceci depuis quatre cents ans. Je dois dire, cependant, que les deux cités qui sont parties explorer la nébuleuse d’Andromède ne sont pas encore revenues.
— Quelle est votre organisation sociale ?
— Je suppose qu’elle va te paraître aussi incompréhensible et impossible que la tienne nous le paraîtrait. Peut-être comprendras-tu facilement si tu te souviens qu’en grosse majorité nos ancêtres étaient des techniciens et des savants. Ce sont des types humains qui, en général, aiment à la fois l’ordre, l’efficacité et l’indépendance. Tu n’as jamais fait partie d’une équipe scientifique ? »
Un souvenir monta dans sa mémoire, celui du stage de six mois qu’il avait effectué au centre de perfectionnement technique, l’atmosphère à la fois calme, active et détendue, bien que la discipline ait été aussi impitoyable que dans les autres branches de la Garde.
« Nos ancêtres, donc, étaient des scientifiques. Ajoute à cela l’horreur d’une tyrannie subie pendant plusieurs siècles, et tu comprendras pourquoi nous, les stelléens, n’avons pas de chefs politiques, rien que des teknors.
— Cela ne revient-il pas au même ?
— Ah ! non. L’autorité du teknor est limitée aux nécessités techniques : conduite de la cité, défense en cas d’attaque, plan général d’échanges commerciaux avec les planétaires, et, jusqu’à un certain point, route à suivre par la cité.
— Mais qui assure l’ordre à l’intérieur ?
— Nous-mêmes, bien sûr, qui d’autre ?
— Et si, je suppose, un mécanicien ne veut plus surveiller et réparer le moteur dont il a la charge, qui l’y oblige ?
— D’abord, le cas ne se présente jamais, ou presque. Le mécanicien n’est pas fou, et il sait très bien que si le moteur s’arrête, il en souffrira autant que les autres.
— Et s’il veut gagner davantage ? S’il fait grève ?
— Il ne peut pas gagner davantage. Tous les stelléens ont le même salaire.
— Pourquoi étiez-vous donc tellement excités, alors, par le fait que j’aie eu une carte A ?
— Parce qu’en principe une telle carte ne doit pas être donnée aux planétaires qui vivent en parasites sur la cité, sans travailler !
— Si tout le monde a le même salaire, où est la prime à l’initiative, sans laquelle une société ne peut prospérer ?
— Le travail pour lequel nous touchons ce salaire est uniquement le travail social. Il dure deux heures par jour. Tout le reste du temps, nous pouvons créer, et augmenter ainsi nos revenus. Par exemple, j’écris des romans fantastiques qui se passent sur les planètes. C’est pour cela que j’ai appris l’histoire et la cosmologie. D’autres sculptent, peignent, inventent, recherchent, que sais-je ? Et commercent, soit à l’intérieur de la cité, soit quand nous touchons un monde.
— L’administration ?
— Cela fait partie du travail social.
— Avez-vous des soldats ?
— Oui et non. Personne n’est soldat de métier, mais beaucoup d’entre nous ont étudié l’art de la guerre, nécessaire, hélas ! à cause des Mpfifis. Ah ! je vois, tu songes à t’engager dans l’armée ? Elle est inexistante, et existerait-elle que tu ne le pourrais pas, avant d’être assimilé : tu es un planétaire.
— Et cela, dit-il, amer, c’est le vice absolu, celui pour lequel il n’y a pas de pardon ! Je commence à comprendre, les sentiments des hommes du peuple, sur Terre, à l’égard des nobles et de nous, les gardes ! Encore, tout enfant pouvait espérer être choisi comme garde, s’il avait les qualités nécessaires. Tandis que moi, je suis condamné à être un parasite, n’est-ce pas ? »
Gênée, elle dit :
« Rien ne t’empêche de créer.
— Créer ? J’ai été dressé à détruire ! Créer ? Tout seul ? Et quoi ? Commercer ? (Il cracha le mot avec dédain.) La recherche scientifique eût été plus noble, mais nous n’avons jamais dépassé cent cinquante années-lumière, et vous êtes allés aux autres galaxies ! Quelle chance ai-je de trouver quoi que ce soit que vous ne connaissiez depuis deux cents ans ! Je suis jeune, fort, et je ne puis exercer le seul métier que je connaisse, car je le connais bien, celui des armes ! Vraiment, vous auriez mieux fait de me laisser dériver dans mon scaphandre. Tout serait réglé, maintenant.
— Êtes-vous donc tombés si bas, vous, planétaires, que vous ne sachiez plus vous adapter ? Que si l’on vous sort du corset de fer de votre organisation, vous ne sachiez plus marcher ? Quand je t’ai vu tout à l’heure, seul, prêt au combat, au milieu d’une foule hostile, j’ai pensé : “Enfin, voici un pou de terre qui se tient comme un homme ! Me serais-je trompée ? Piètre garde, celle où l’on ne peut se battre que coude à coude ! Il est peu étonnant que votre Empire s’écroule si, à la tyrannie, vous ajoutez la lâcheté !” »