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Père, tout en les admirant plus que n'importe qui, nous exhortait pourtant à garder la mesure:

– C'est de la pure spécialisation, disait-il. Ces bêtes-là sont de superbes machines à chasser, mais à fonction unique. Pour tuer le gibier, elles sont trop parfaites, et voilà leur faiblesse. Il ne leur reste aucun progrès à faire, et elles n'évolueront pas plus loin, croyez-moi. Malgré toute leur force et toute leur astuce, que le gibier vienne à disparaître, et c'est la mort sans phrase. Elles ne sauraient pas faire comme nous, et traverser la mauvaise passe avec des noix de coco… Regardez le machérode: il est même déjà, celui-là, allé trop loin. Avec ses dents démesurées, il peut mordre à travers la jugulaire d'un rhinocéros, mais qui ne voudrait vivre que de rhinocéros? Ses dents le gênent terriblement tout le reste du temps. Il se l'est coulée douce tant que les animaux étaient plus grands qu'ils ne sont de nos jours, et il n'est pas douteux qu'il a réglé leur compte au brontosaure et à l'amebelodon, au mégathérium et à bien d'autres de ces grandes niquedouilles dont votre grand-père me parlait quand j'étais gosse. Ses sabres ont fait de lui un seigneur sans pareil tant que les vitesses n'avaient pas atteint celles d'aujourd'hui; mais à présent ils le font trébucher constamment. Fils, écoutez-moi bien: en voilà un déjà qui s'en va droit vers la sortie. Les autres pourront se débrouiller encore pendant quelque temps mais, en vérité je vous le dis, le jour viendra où ils en seront à mendier les restes de nos repas. Cela nous faisait rire, mais père secouait la tête.

– Vous avez beau rire, disait-il, mais je prédis qu'avec le temps nous réduirons à quia tous, ces grands chats. Je ne dis pas que d'autres animaux ne pourront pas l'emporter sur nous, pithécanthropes. Mais vous verrez, si c'est le cas, qu'ils nous ressembleront. Et c'est pourquoi, d'ailleurs, je veille au grain: on ne sait jamais ce qui peut se préparer. Le principal, c'est de s'en tenir fermement à des principes solides. Et je mettrais ma main au feu que la spécialisation, cela met tôt ou tard un terme au progrès d'une espèce. Et pourtant il faut bien qu'un animal se spécialise, sinon il est fichu. Prenez ce bon vieux chalicothérium, par exemple. Ce n'est ni un cheval, ni un cerf, ni une girafe. Il a le cou trop court pour lui servir de sentinelle, et pour atteindre les hautes feuilles des arbres quand les grands troupeaux lui ont fauché son herbe. Mais il l'a trop long pour se défendre efficacement avec ses bois. Il n'a pas de sabots, de sorte qu'il ne peut pas atteindre de grandes vitesses. Il n'est ni une chose ni une autre, et les vrais spécialistes le mettront dehors.

– Mais nous non plus, nous ne sommes ni une chose ni une autre, dis-je avec inquiétude.

Le front bas mais protubérant de père se ridait à force de méditer.

– C'est vrai, fils, c'est vrai. Nous étions arboricoles, et nous voici des animaux de plaine; végéta riens, et nous voici carnivores, sans avoir ni les dents ni les jambes pour cela. Mais justement, je crois que notre force viendra de ce que nous ne sommes pas des spécialistes. Faudrait-il nous remettre à quatre pattes et nous faire pousser des canines? Ce serait rétrograde. Les lions et les loups savent chasser. Mais quoi d'autre? Rien du tout.

– Mais, papa, pourquoi faire autre chose? Dit Oswald.

– Oh, toi, je conviens que tu es passablement spécialisé, dit père d'un ton acide. Néanmoins, ça me ferait plaisir de te voir appliquer ton esprit primitif à des choses plus élevées, de temps en temps.

– Mais quelles choses? insista Oswald.

– Wait and see, dit père en comprimant ses lèvres. Qui vivra verra.

6

– Eh oui, cette fois tu as passé les bornes, Edouard! rabâchait oncle Vania, tout en mastiquant à belles dents une épaule de cheval, le dos au feu.

– Tu l'as déjà dit, fit remarquer père qui, lui, s'attaquait à une côte de bœuf dans le filet. Qu'est-ce qui ne va pas avec le progrès, je voudrais le savoir?

– Progrès, progrès, c'est toi qui lui donnes ce nom, dit oncle Vania. Par-dessus son épaule, il jeta dans le foyer un cartilage décidément incomestible. Moi, j'appelle ça de la rébellion. Aucun animal n'a jamais été conçu dans le but de dérober le feu au sommet des montagnes. Tu as transgressé les lois établies par la nature. Tu en seras puni. Oswald, passe-moi un morceau d'antilope, j'en prendrai volontiers.

– Moi, je vois la chose au contraire comme un grand pas en avant, persistait père. Peut-être un pas décisif. Evolution n'est pas révolution. Pourquoi serait-ce de la rébellion?

Oncle Vania pointa vers lui une clavicule accusatrice.

– Parce que ce faisant tu t'es expatrié de la nature, Edouard. Ne vois-tu pas quelle damnée prétention c'est là? Quel orgueil, quelle outrecuidance, pour ne pas dire plus? Tu étais un simple enfant de la nature, plein de grâce, d'ardeur, et d'innocence, Edouard! Tu étais un des éléments de l'ordre établi, acceptant ses dons et ses peines, ses joies et ses terreurs, un élément du majestueux ensemble formé par la flore et la faune, vivant avec lui en parfaite symbiose, avançant avec lui dans le rythme solennel et infiniment lent des changements naturels. Or, maintenant, qu'en est-il de toi?

– Eh bien, qu'en est-il de moi? dit père.

– Coupé! aboya oncle Vania. Séparé! Exilé!

– Coupé de quoi?

– De la nature, de tes racines, de tout vrai sentiment, d'appartenance, Edouard! De l'Eden!

– Et toi non? demanda père.

– Non. Moi, je persiste à n'être qu'un simple enfant, et innocent, de la nature. Ta façon d'agir passée, présente et future, je la désapprouve de tout mon être. J'ai fait mon choix. Je reste singe.

– Encore un peu d'antilope? dit père en souriant.

– Je goûterai plutôt de l'éléphant, merci. Mais ne crois pas pour ça que tu me dames le pion, Edouard. Quand l'animal a faim, il mange ce qu'il trouve, même si ce n'est pas de ses aliments habituels: loi naturelle de l'instinct de conservation. Il m'est permis, dans des circonstances exceptionnelles, d'ajouter du gibier à mon régime ordinaire de fruits, de larves et de racines. Dis donc, cet éléphant est un peu avancé, non?

Si, un peu. Nous ne sommes pas des as pour transporter les éléphants. Nous avons mis des jours à le trimbaler jusqu'ici. Ça pèse lourd, un éléphant. Mais ça vous dure.

– Ne t'excuse pas, ce serait ridicule: c'est tout le procédé qui est inadmissible. Et puis, que ce soit pourri, j'aime plutôt mieux ça: c'est moins long à mâcher. Et voilà qui confirme ce que je dis, Edouard: nos dents ne sont pas faites pour manger de la viande. Vous autres, maintenant, à quoi passez-vous le plus clair de votre temps libre? A mastiquer. Outre que c'est malsain, à quoi cela vous mène-t-il?

– Oui, ça c'est un problème, j'en conviens, dit père.

– Ah, tu vois! Tu ne peux pas prétendre que la nature ne nous rend pas ses commandements parfaitement explicites. Tu ne chasseras pas, car tu n'as pas les dents idoines. Peut-on être plus clair? Et encore: tu ne déroberas pas le feu pour te chauffer, car tu es couvert d'une toison étudiée pour.

– Pas moi! protesta père. Je n'ai presque plus de poil depuis des années. D'ailleurs, ce n'était pas du tout mon but en dérobant le feu. C'était pour empêcher les lions de nous dévorer. N'était-ce pas naturel? Hein, dis voir un peu? Bien sûr, ça n'est pas désagréable de pouvoir se chauffer par-dessus le marché. Tiens, fils, lance-moi un autre arbre là-dessus, dit-il à Oswald.

– Tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, dit oncle Vania d'un ton hargneux, en se reculant un peu sur son derrière.

– D'ailleurs, continuait père, sommes-nous déjà sortis de la nature, comme tu le prétends? Pourquoi le feu ne serait-il pas une forme d'adaptation, exactement comme la girafe allongeant son col, ou le cheval conglutinant ses doigts de pied? Suppose que la glace descende jusqu'ici. Cela prendrait des siècles à me faire repousser une fourrure. Et d'autres siècles à m'en débarrasser ensuite, quand le climat se réchaufferait. Imagine que j'invente une fourrure amovible? Tiens, il y a une idée là-dedans…, dit-il songeur, tandis que l'oncle Vania grognait de mépris. Bien que dans la pratique, continuait-il, les sourcils froncés, je ne voie pas comment l'appliquer… En attendant, le feu fait bien l'affaire, dit-il, on peut à volonté réduire la chaleur ou l'augmenter. C'est de l'adaptation, ça, donc de l'évolution, seulement nous y arrivons beaucoup plus vite, un point c'est tout.