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– Voilà! Voilà l'erreur! ô misérable prétention d'homme que tu es! s'écria oncle Vania. De quel droit accélérer les choses? De quel droit pousser à la roue, au lieu de te laisser conduire? Tu veux bousculer la nature, mais sois tranquille, elle ne se laissera pas faire. Un jour tu t'en apercevras!

– Mais bon sang, dit père indigné, n'est-ce pas la même chose? Plus vite ou plus lentement, où est la différence?

– La différence, cria l'oncle Vania, c'est que c'est une vitesse démentielle! Vouloir faire en un jour, en un an, ce qui devrait prendre des milliers, des millions d'années – à supposer, ce qui me semble hautement improbable, que ce soit cela qui doive se réaliser. Personne n'est fabriqué pour vivre à ce rythme infernal! Ne me rebats pas les oreilles avec ton évolution, Edouard, et d'ailleurs, ce n'est pas à toi de décider ni si ni comment tu dois continuer d'évoluer. Je vais te dire ce que tu es vraiment en train de faire, Edouard: des pieds et des mains pour sortir de ta condition. Et cela, outre que c'est vulgaire, petit-bourgeois, bassement matérialiste, j'ai le profond regret de t'avertir que c'est dénaturé, rebelle, outrecuidant et sacrilège. Allons, vas-y, dit-il sur un ton de perfidie caustique, dis-nous la vérité: tu t'imagines être en train d'engendrer une espèce tout à fait nouvelle, n'est-ce pas?

– Ben, dit père mal à l'aise, l'idée m'est passée par la tête qu'il se pourrait…

– Je le savais! s'écria victorieusement oncle Vania. Edouard, je lis en toi comme dans… dans un… eh bien, je sais exactement ce que tu as dans le crâne. Et c'est de l'orgueil. L'orgueil coupable de la créature! Je te le répète: tu en seras puni, rappelletoi mes paroles! tu as perdu ton innocence, et contre quoi? Qu'as-tu gagné? Je vais te le dire: l'ignorance! Parce que tu as rejeté ton allégeance à la nature, tu te figures que tu pourras la conduire par la queue. Eh bien, tu te prépares de fameux déboires, mon vieux, je t'avertis! L'instinct, ce n'était pas assez bon pour toi, hein? Tu veux l'améliorer? Nous verrons bien où cela va te mener – nom d'un tonnerre, que fait cet affreux marmot?

Alexandre, qui était assis juste derrière son oncle, sauta sur ses pieds et voulut se sauver parmi les arbres. Mais le long bras d'oncle Vania se déploya comme un éclair, et dans l'instant ramena sans merci le garçon par l'oreille.

– Aïe! Aïe! hurlait Alexandre.

– Qu'est-ce que tu étais en train de faire? Rugit oncle Vania.

– J'étais… je… simplement, dit Alexandre en sanglotant et il s'effondra. Il tenait en main une longue braise éteinte, et tout son corps était zébré de noir.

– Outrage! Outrage! tonnait oncle Vania.

– Mais qu'y a-t-il? dit père en s'avançant pour voir.

Nous nous approchâmes tous, et poussâmes un cri de surprise.

Là, sur le plancher rocheux, il y avait l'ombre d'oncle Vania, mais séparée de lui, immobile. Son ombre sans aucun doute possible: personne n'eût pu se tromper sur ces vastes épaules voûtées, ces jambes velues, ce dos courbé, ces fesses broussailleuses, cette mâchoire prognathe et surtout, surtout ce bras simiesque étendu dans un geste d'accusation typique. Et voici, l'ombre était là, immuable et fixée de la façon la plus étonnante, au milieu de nos ombres à nous qui dansaient et frémissaient dans la lumière du feu.

– Qu'est-ce que c'est? demanda l'oncle Vania d'une voix terrible, bien qu'il ne pût y avoir qu'une seule réponse désastreuse.

– De l'art fi-figuratif, sanglota Alexandre.

– Sale mouflet! hurla oncle Vania. Qu'as-tu fait de mon ombre?

– Tu l'as toujours, dit père pour l'apaiser. Ou bien il t'en est poussé une seconde très vite. Regarde derrière toi.

– Ah! dit oncle Vania. Sa rage se fit moins violente. Le fait est, je l'ai. Mais je ne permettrai à personne, fût-ce pour un moment, qu'il ampute mon ombre. Ton sale marmot aurait pu me blesser, Edouard, et même grièvement. Rends-la-moi, dit-il à l'enfant, tu n'as aucun droit sur aucune de mes ombres ni sur celle-ci ni sur une autre. Rends-la-moi tout de suite, tu m'entends?

Ramasse-la et donne-la-lui, Alexandre, dit père d'un ton sévère.

Le malheureux s'y essaya en vain.

– Je ne peux pas, dit-il en reniflant. Ce n'est qu'une image.

– Voilà le comble! hurla oncle Vania. Une image! Que te disais-je, Edouard? Tu ne pourras pas maîtriser cette chose infernale que tu appelles progrès. Tu ne graveras pas l'image de ton oncle! siffla-t-il dans l'oreille terrifiée d'Alexandre, qu'il torturait de plus belle. Et nous vîmes celui-ci frotter avec ses pieds l'ombre d'oncle Vania, qui disparut sous nos yeux stupéfaits.

– Je le corrigerai, dit père, mais je ne crois pas que le gosse pensait à mal. C'étaient seulement de mauvaises manières.

– Pas à mal! haletait oncle Vania. Edouard, tu n'es qu'un nigaud. C'est une génération de vipères. Je m'en vais.

– Où donc? dit père innocemment.

– Back to the trees! glapit oncle Vania. Back to nature!

Il disparut dans la forêt.

Père battit Alexandre comme il avait promis. Mais nous pûmes tous voir qu'il n'y mettait aucune conviction. «Ne dessine plus les ombres des gens, mon fils, lui dit-il. Ce n'est pas convenable et cela peut conduire à des méprises. Au point où nous en sommes dans le développement culturel, il faut avancer prudemment. Je ne veux pas dire qu'il te faille réprimer trop complètement tes… heu… facultés d'expression. Mais va. J'y réfléchirai.»

Un peu plus tard, nous vîmes que père passait avec Alexandre beaucoup de temps derrière la paroi d'un rocher qui tombait à pic jusqu'au sol. A plusieurs reprises, l'un ou l'autre revint au sein du feu pour ramasser des braises refroidies. Nous essayâmes bien de voir ce qu'ils manigançaient, mais ils nous chassèrent chaque fois sans cérémonie.

Au bout de quelques jours, ils revinrent triomphalement à la caverne.

– Et maintenant, vous tous, venez voir! Nous crièrent-ils.

Nous nous précipitâmes. Et là, grandeur nature et magnifique, chaque poil hérissé, un mammouth venait à nous, énorme et noir! Les tantes hurlèrent de peur et s'enfuirent; les enfants escaladèrent les arbres dans toutes les directions. Seuls Oswald, Tobie et moi étions venus armés, et sans perdre un instant Oswald lui décocha un dard, qui rebondit sans pénétrer. «Derrière l'oreille, les gars, hurlat-il, vite, avant qu'il ne charge!» Mais nos traits rebondirent à leur tour sur le mammouth imperturbable. C'est alors que nous vîmes père plié en deux, et s'esclaffant avec Alexandre.

– Allons, remettez-vous, dit père. Nous venons d'établir un principe psychologique de première importance.

– Mais c'est bien un mammouth! dit Oswald. Je pourrais jurer…

D hésita.

– Quoi? dit père.

– Que je l'ai vu bouger, marmonna Oswald.

– N'est-ce pas? dit père.

– C'est l'ombre d'un mammouth, dis-je. Mais où est le mammouth? Par où est-il parti? demandai-je vivement.

– Traquons-le! dit Oswald excité. Je parie que je l'ai blessé!

– Le cerveau d'un chasseur prend tout affreusement au pied de la lettre, dit père. La prochaine fois nous dessinerons une antilope.