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Fort peu de temps après, quoi qu'il en fût, Oswald et moi poursuivîmes bel et bien un grand mammouth blessé, et l'achevâmes. C'était l'image crachée de la silhouette. Et quand toute la horde en eut avalé la plus grande part, je me demandai si l'ombre en serait affectée. Le lendemain du banquet – c'était une belle matinée claire et fraîche, comme toujours quand il a plu la nuit – j'allai la voir: elle avait disparu. Je revins en courant pour annoncer la nouvelle.

Père en fut atterré. Il se refusa, tout d'abord, à me croire. Mais il dut bien admettre, pour finir, que j'avais dit vrai. Pendant près d'une heure il contempla, les yeux ronds, la roche humide et nue. Puis il dit:

– Il doit y avoir une explication naturelle, simple et intelligible.

– Oh, toute naturelle, en effet, dis-je: l'ombre est à l'intérieur de nous, ensemble avec le mammouth.

– Ernest, mon fils, dit père, avec une cervelle aussi subtile, tu iras loin. Et même trop loin, si nous la laissons se surchauffer. Va, et taille-moi des silex jusqu'à ce que je te dise d'arrêter.

C'était une occupation mortellement monotone, pour un intellectuel. Et ma délivrance ne vint que beaucoup plus tard.

7

Jusqu'à l'éclosion soudaine de ce talent, je ne tenais Alexandre qu'en piètre estime. Mais à présent, je ressentais à son égard un respect grandissant. Très vite, il devint fort adroit dans l'art de capter les ombres d'animaux de toutes sortes, pour les fixer sur les roches. Il s'attira un public nombreux et admiratif. Pour moi, je fus de plus en plus certain que la corrélation entre l'ombre ainsi captée, son transpercement symbolique, et la mise à mort ultérieure, pouvait être largement démontrée. Et il sautait aux yeux que cela comportait des conséquences d'une grande valeur pratique – de fait, comme eût dit père, des possibilités prodigieuses. Quant à lui, père, je trouvais qu'il méditait exagérément sur la façon dont les œuvres d'Alexandre disparaissaient à la suite de nos chasses, puisqu'en vérité c'était l'évidence même.

– Des chefs-d'œuvre, assurait-il. Des primitifs superbes; une technique brillante, une composition robuste – et tout cela destiné à disparaître! disait-il amèrement. Jamais, mon pauvre Alexandre, la postérité ne pourra te rendre justice. Je doute que tes œuvres seraient beaucoup plus durables dans une caverne, mais pourquoi n'essayerais-tu pas quand même à l'intérieur?

– Parce que je n'y vois goutte, dit Alexandre.

– Oh, psalmodia père, que ne donnerait-on pour la lumière et l'eau courante! et il s'en fut en soupirant.

Père jouissait pourtant, en général, d'un excellent tempérament. On le voyait presque toujours de bonne humeur, il était vif et affairé, trouvait du boulot pour chacun, surveillait tout. Tantôt il discutait avec les tantes de la meilleure façon d'apprêter les peaux (il n'avait pas été long à mettre en pratique son idée de fourrure amovible), tantôt il étudiait la résistance des lianes à la traction, ou bien encore il se creusait la tête sur ce qu'on pourrait faire des bois de cerf abandonnés.

«Le secret de l'industrie moderne, c'est l'utilisation intelligente des résidus», déclarait-il, et puis, d'un bond, il remettait sur ses deux pieds un bébé rampant à quatre pattes, le fessait et rabrouait mes sœurs: «Quand donc comprendrez-vous qu'à deux ans un enfant doit savoir trotter? Quelle éducation! Si vous le laissez rétrograder vers sa tendance instinctive à la locomotion quadrupède, si cette habitude ne se perd pas, tout est perdu! Nos mains, nos cerveaux, tout! N'allez pas croire que nos progrès depuis le lointain miocène, je les laisse mettre en péril par une poignée de filles paresseuses! Faites-moi tenir ce garçon sur ses jambes postérieures, mademoiselle, sinon ce sera le vôtre, de postérieur, qui aura du bâton, je vous en avertis!»

Oui, en temps ordinaire, pas d'homme plus gai que père. Néanmoins, vers cette époque (c'était de nombreuses, très nombreuses lunes après notre déménagement), il commença d'être sujet à des périodes de dépression mentale. C'était inexplicable, car jamais encore nous n'avions joui d'une telle prospérité. Mais quand nous, les garçons, revenions de nos parties de chasse, ployant sous le gibier, père ne nous accordait qu'un regard maussade et grommelait: «Bon, bien, de l'antilope, du babouin, du loubale. Parfait. Très savoureux. Mais dites-moi, garçons: qu'avez-vous fait de neuf!»

Qu'entendait-il par là? Nous lui contions les péripéties de nos chasses, et il nous écoutait, au milieu des femmes; mais pour finir il concluait toujours: «Mais oui, mais oui, très bien. Mais voyez-vous garçons, c'est toujours la même vieille histoire. Je ne vois rien de neuf, dans tout ça.»

– Mais p'pa, protestait Oswald, qu'est-ce qu'on peut faire de neuf dans la chasse? Nous faisons ce que vous nous avez appris. Est-ce que nous devrions maintenant courir après le lion?

– Mais non, quelle idée, ce n'est pas ce que je veux dire, répondait père avec agacement. Chasser le lion, il faudrait le faire de loin et ça demanderait… – eh bien, voilà justement la question. Vous êtes contents de votre équipement? Ça vous suffît, vos lances?

– Bien sûr, p'pa, on ne peut pas faire mieux, dit Oswald.

– C'est ça, dit père impatienté. Et toi, me lança-t-il, tu es presque un adulte à présent, tu t'en contentes aussi?

– Eh bien, dis-je, je songe à mettre au point cette magie avec les ombres…

– Sottises! dit père excédé. Voilà donc mes grands fils! Et quant à William, il est trop jeune encore pour que je puisse compter…

– Moi, j'ai ça, dit William à l'improviste, de sa voix flûtée.

– Qu'est-ce que c'est? dit père brièvement, et William lui tendit une boule de poils qui gigotait.

– Un chiot, dit-il. Je l'appelle Chiffon.

Mère s'approcha, inquiète.

– Gare à l'indigestion, dit-elle. Les chiens deviennent vite des coriaces, à force de courir. N'attends pas trop pour le manger et surtout mastique-le bien, mon petit chéri.

– Mais je ne veux pas le manger! Protesta William, et déjà ses yeux s'embuaient de larmes.

– Alors passe-le-moi, dit Oswald, je lui ferai un sort.

– Non! hurla William, et ses larmes jaillirent. Il est à moi! Pauvre Chiffon! Personne ne me le mangera, vous m'entendez?

– Mais cet enfant devient complètement dingue! dit Oswald, et il rit de bon cœur.

– Père, dis-je, il va se faire mordre. On devrait le lui prendre.

– Ose seulement, Ernest! dit William dans les sanglots. Je lui dirai de te mordre, toi, tu vas voir!

– Allons, allons, dit tante Aglaé pour calmer les esprits. Cet enfant a toujours été un peu hystérique, il faisait déjà de ces crises étant tout jeune. Laissez-moi faire, je vais le calmer. Ecoute, William chéri, les toutous, ça mord, ça fait pipi partout. Donne-le-moi. Je vais te le préparer et tu l'auras tout seul pour ton souper.

– Idiote! hurla William en tapant du pied, sale bonne femme! Je te déteste! Et le chien se mit à aboyer furieusement. Déjà Oswald se levait d'un air déterminé, mais père le fit rasseoir.

– Un moment, dit-il. Calme-toi, mon petit. Personne ne t'oblige à le manger, ton chien, si tu ne veux pas. Mais alors, qu'est-ce que tu veux en faire?

– Je veux l'élever, p'pa, hoqueta William. C'est un pauvre orphelin, et il est trop petit pour suivre la meute. Il grandira et ce sera mon ami. Il est gentil, tu sais – du moins la plupart du temps.

– Mais nom d'un pipe, à quoi te servira-t-il? éclata Oswald. Plus il deviendra vieux, plus il sera dur à mastiquer. Ne fais pas le bébé!

– Tais-toi, Oswald, dit père. Je l'interroge. Ecoute, William, sois raisonnable. Quel ami veux-tu qu'un grand chien jaune et hargneux fasse pour toi? Il te chipera ta viande, et voilà tout.