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– Pas tant qu'il sera petit, dit William d'un air obstiné. Et ensuite, nous irons à la chasse ensemble et nous partagerons le gibier. Ça chasse bien, un chien. Ça court plus vite que nous.

– De toutes les histoires imbéciles…, commença Oswald, et Tobie se mit à rire aussi.

– Silence, tous! dit père d'un ton sec. Ce n'est pas idiot, dit-il en regardant William d'un air méditatif. Et même voilà qui pourrait bien être, enfin, quelque chose de neuf… Oui, ma foi, plus j'y réfléchis, plus je me dis qu'on pourrait goupiller quelque chose… Et même il y a toutes sortes de chiens: ceux qui chassent en courant, ceux qui chassent à l'arrêt, ceux qui rapportent – les possibilités sont prodigieuses! William, mon petit, quel est exactement l'état de vos relations, entre ce clebs et toi?

– Eh bien, p'pa, dit William sur la défensive, je lui apprends à faire le beau, et à mendier son os. J'y suis presque arrivé.

– Fais voir, dit père.

William saisit le chien par le cou pour le maintenir à terre, et prit de l'autre main le pilon d'une autruche, qu'il tint à bonne hauteur.

– Il doit se mettre sur son derrière et attendre que je lui donne son os, expliqua William. Et après je lui apprendrai à dire «merci» avec ses pattes de devant, et après à obéir quand je dirai «couché» et après…

– Oui, oui, dit père. Je vois que tu as élaboré ton programme soigneusement, mais montre-nous maintenant comment il fait le beau pour mendier son os.

– Bon, dit William.

Il me parut peu rassuré.

– Allez, Chiffon, dit-il, faites le beau! Allez: le beau, brave toutou…

Le chiot se tortillait, grondant et happant sous l'emprise de William. Celui-ci le lâcha et dit encore: «Le beau, Chiffon!», sur quoi les événements se succédèrent dans un éclair. Chiffon bondit sur ses pattes et mordit férocement William à la main. William hurla: «Vilain!» et laissa tomber le pilon. Le chien bondit sur le pilon et s'enfuit entre les jambes d'Oswald. Oswald voulut le frapper mais le manqua, et dans une explosion de jurons s'affala sur le trou à ordures. Je lançai une trique mais ce fut Alexandre qui la reçut derrière les genoux. Alexandre en tombant heurta du coude le ventre de tante Barbe. Tante Barbe tomba dans les braises, hurla, et voulut se relever en s'accrochant aux cheveux de tante Amélie. Tante Amélie hurla aussi et toutes les tantes alors braillèrent ensemble à la lune, comme un chœur de pleureuses.

William, sitôt qu'il eut fait des excuses hâtives à la ronde, s'élança pour rattraper le chien, et ma sœur Elsa le suivit. Mais, tandis que mère appliquait des feuilles de platane sur le postérieur de tante Barbe, elle revint haletante. «Il s'est échappé», dit-elle.

William revint à son tour fourbu, mais bredouille. Nous ne revîmes jamais Chiffon.

– Te voilà, toi, dit père quand il rentra. Je crains que tu n'aies voulu t'attaquer à trop forte partie, mon petit. C'est dommage.

– Non, je suis sûr que j'ai commencé par le bon bout, dit William en reniflant et en léchant sa main. Si on les attrape tout jeunes et qu'on soit gentil…

– Peut-être, peut-être, dit père, pince-sansrire. L'ennui, ce sera comment s'y prendre s'ils veulent rester sauvages. Fais voir ta main. Si ça s'infecte et que tu meures, tu seras un martyr du progrès, ajouta-t-il aimablement. Allons, ne te décourage pas, mon fils. C'est déjà quelque chose, à ton âge, d'être en avance sur son époque. Alexandre et toi avez bien travaillé. Espérons que plus tard, dit-il, ces belles promesses de l'enfance printanière ne s'évanouiront pas dans les séductions de la chasse.

Et il nous jeta un drôle de regard, à Oswald et à moi.

– Que cela vous serve d'exemple, grands cornichons que vous êtes. Faites marcher vos cervelles!Il nous reste beaucoup à réfléchir, dit-il sentencieusement, encore plus à apprendre, et un très long, très long chemin à parcourir. Mais pour aller où? murmura-t-il d'un ton soudain songeur. That is the question.

– Il vous reste surtout, dit mère, beaucoup à mastiquer. Si vous ne finissez pas cet éléphant, il va devenir immangeable.

Père la regarda, se servit du plat de côtes.

– Voilà, ma chère, convint-il, un argument de poids. Sans doute le fond du problème. Oui, il y a un bon bout de temps que cela me tourmente. J'ai calculé, grosso modo, que nous passons un tiers de notre vie à dormir, un tiers à courir derrière la viande, et tout le reste à mastiquer. Où prendre le temps pour méditer? Ce n'est pas avec cette sorte de remâchage-là que nous ruminerons nos connaissances, assouplirons nos réflexions. Si nous voulons pouvoir considérer nos objectifs avec plus de recul, il faudrait pouvoir reposer de temps en temps nos mandibules. Sans un minimum de loisir, pas de travail créateur, par conséquent pas de culture ni de civilisation.

– Qu'est-ce que c'est, la culture, p'pa? demanda Oswald la bouche pleine.

– Voilà, venant de toi, une question qui s'impose, en effet, dit père d'un ton sarcastique. Il n'est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre.

– Mais, p'pa, demandai-je, où voudrais-tu aller? Nous sommes très confortables, ici.

– Confortables! grommela père. Sottise! Pour un peu tu vas me dire que nous sommes parfaitement adaptés à notre milieu. C'est ce qu'ils disent tous quand ils sont fatigués d'évoluer. Dernières paroles du spécialiste, juste avant qu'un autre spécialiste encore plus spécialisé n'arrive pour en faire son dîner. Combien de fois, Ernest, devrai-je répéter ces choses-là? Parfois tu me donnes l'impression pénible qu'entre tes deux oreilles, l'air est pur, la route est large. Et voilà le couronnement d'un million d'années de labeur évolutionnaire! Pfouh!

Je sentis mes oreilles rougir violemment.

– Mais, p'pa, combien plus loin nous faudra-t-il encore aller?

Père posa sa côte d'éléphant, joignit les mains par le bout de ses doigts.

– Eh bien, fils, voilà, cela dépend. Cela dépend d'où nous sommes actuellement.

– Et où sommes-nous? demandai-je.

– Ah, ça, vois-tu, je voudrais bien le savoir, dit père étrangement, d'une voix soudain triste et méditative. Je voudrais bien. Je crois que nous sommes vers le milieu du pléistocène. J'aimerais pouvoir supposer que nous avons atteint le pléistocène supérieur; mais quand, dit-il entre ses dents, je vous écoute, Oswald et toi; et quand je vous regarde… j'en doute, j'en doute très sérieusement. Peut-être que si William et Alexandre décrochaient quelque chose… Mais j'ai bien peur que leurs idées ne dépassent leurs capacités de plus d'une longueur…

Il soupira, et quand il reprit sa voix était plus basse encore, et hésitante.

– A vrai dire, murmura-t-il, je me demande, à certains moments – il soupira -… je me demande si nous avons seulement dépassé le pléistocène inférieur…

Et il se tut.

– Tu t'es trop surmené, mon chéri, dit mère en lui tapotant la main. J'aimerais te voir te reposer. Prends un peu de vacances.

Mais père secoua la tête. Il avait un visage tourmenté par le doute, un masque presque tragique. Il devint tout à fait silencieux, et l'on n'entendit plus, avec les craquements du feu, que ceux des pediculae antiquae dont les femmes s'épouillaient mutuellement leurs longues tignasses plates. Ce silence pesant devenait presque insupportable. Pour le briser, je dis:

– Est-ce qu'on ne pourrait pas découvrir où nous en sommes, p'pa?

Père sembla s'éveiller. Il me regarda, sourit, et dit:

– Si, peut-être, fils, peut-être. Mais uniquement par des méthodes indirectes. Par exemple, si jamais d'aventure nous venions à rencontrer un cheval avec trois doigts de pied, qu'on appelle hipparion, eh bien, cela voudrait dire que nous sommes à peine sortis du pliocène, et alors, fils, quel coup de collier il nous faudrait donner! Des zéros, tous, autant que nous sommes, de simples zéros, voilà ce que nous serions relativement parlant.