Mais quel bavard! Et quel disputailleur!
A peine d'abord s'il nous saluait, hochait la tête pour tante Laure. Il étendait vers la flambée ses pauvres mains bleuies de froid, et sans attendre passait à l'attaque. C'était à père qu'il s'en prenait, tête baissée, comme un rhinocéros, dont son index accusateur aurait pu figurer la corne. Père le laissait charger, dans un torrent d'accusations pleines de rancunes. Puis, quand l'oncle un peu apaisé avait mangé deux ou trois œufs d'aepyornis et quelques caroubes, père se lançait dans la bagarre. Il démolissait joyeusement les arguments de l'oncle Vania, ou au contraire le laissait bouche bée en reprenant allègrement à son compte quelques-unes de ces énormités.
Au fond, j'en suis certain, ils étaient profondément attachés l'un à l'autre. Même s'ils avaient passé toute leur vie en violentes discordes. Comment eût-il pu en être autrement? Ils étaient tous les deux d'honnêtes pithécanthropes aux principes inébranlables; ils vivaient strictement en accord avec leurs croyances. Mais ces principes s'opposaient, absolument, sur tous les points. Chacun suivait sa propre voie, persuadé que l'autre commettait une tragique erreur sur la direction que devait prendre, pour évoluer, l'espèce anthropoïde. Néanmoins leurs rapports personnels, s'ils ne souffraient d'aucune entrave, n'en subissaient non plus aucun dommage. Ils se disputaient, criaient, hurlaient, mais n'en venaient jamais aux mains. Et quoique en général l'oncle Vania nous quittât fou de rage, il ne restait jamais longtemps sans revenir.
La première dispute dont je me souvienne, entre ces frères si différents d'aspect et de comportement, s'était produite à propos du feu. Il faisait froid. J'étais accroupi à distance respectueuse de cette chose tortillante et rouge, toute nouvelle pour nous. Elle me semblait meurtrie mais furieusement vorace, et je regardais père l'alimenter avec une nonchalance splendide, mais circonspecte. Les femmes, assises toutes en tas, s'épouillaient mutuellement en jacassant. Ma mère, comme toujours, était un peu à l'écart. Elle mâchait la bouillie pour les bébés sevrés, et regardait père et son feu d'un air de sombre méditation. Et tout d'un coup l'oncle Vania fut parmi nous, silhouette énorme et menaçante. Il parlait d'une voix d'outre-tombe.
– T'y voilà donc, Edouard! grondait-il. J'aurais dû le deviner, que tôt ou tard nous en viendrions là. J'espérais, il faut croire, qu'il y aurait une limite à tes folies. Imbécile que j'étais: je n'ai qu'à tourner le dos une minute, pour te retrouver jusqu'au cou dans quelque ineptie nouvelle. Et maintenant, cela! cria-t-il. Edouard, écoute-moi bien. Ne t'ai-je pas mille fois averti, adjuré, supplié, en qualité de frère aîné, de t'arrêter à temps sur ta lancée calamiteuse, de réfléchir, de t'amender, et de changer de vie avant qu'elle ne t'amène tout droit, avec toute ta famille, vers un désastre irréversible! Cette fois, c'est avec une insistance dix fois multipliée que je te crie: Arrête! Arrête, Edouard, arrête avant qu'il soit trop tard, si même il est encore temps, arrête…
Oncle Vania reprit haleine pour pouvoir terminer son discours pathétique mais un peu difficile àmener à bonne fin, et père put placer son mot:
– Tiens, Vania, il y a une éternité que nous ne t'avions vu. Allons, vieux, viens te chauffer un peu. Où donc as-tu été pendant tout ce temps-là?
Oncle Vania eut un geste d'impatience.
– Pas loin, enfin pas tant que ça. Si je dépends, pour la plus grande part de mon ordinaire, mais non exclusivement, Edouard, non exclusivement, de légumes et de fruits; et si la saison a été médiocre…
– Oui, dit père d'une voix compatissante, ça m'a tout l'air comme si nous allions avoir de nouveau une interpluviale. La sécheresse s'étend, pas de doute.
– On trouve dans la forêt, dit oncle Vania irrité, abondance de nourriture si l'on sait où la chercher. C'est seulement question de régime, on n'est jamais trop prudent à mon âge. En primate raisonnable, j'ai donc été voir un peu plus loin si je ne trouverais pas des aliments conformes à mon état. Au Congo, pour tout dire. Il y a dans ce coin abondance de tout, pour tout le monde. Sans qu'il faille prétendre, dit-il avec une ironie grinçante, qu'on a les dents d'un léopard, l'estomac d'une autruche et les goûts d'un chacal, Edouard!
– Tu vas fort, Vania, protesta père.
– Je suis rentré hier, dit oncle Vania. Et je t'aurais de toute façon rendu visite un de ces jours. Mais j'ai compris tout de suite, quand la nuit est tombée, qu'il se passait, qu'il se tramait quelque manigance. Je connais onze volcans dans ce département, Edouard. Mais douze! J'ai flairé, j'ai pressenti que tu n'y étais pas pour rien. Angoissé, je m'élance, je cours, espérant encore contre toute espérance, j'arrive et que vois-je…? Ma parole, il te faut à présent ton volcan particulier! Ah! cette fois, Edouard, t'y voici!
Père souriait facétieusement.
– Tu crois que m'y voici vraiment, Vania? demanda-t-il. Je veux dire: que j'ai vraiment atteint le seuil? Oui, je me disais bien que ce pourrait l'être, mais comment en être tout à fait sûr… Un seuil, oui, sans doute, dans l'ascension de l'homme; mais le seuil, est-ce que c'est bien ça?
Père plissait comiquement les yeux, comme s'il était en proie à la plus vive angoisse. Nous lui voyions souvent prendre cette expression.
– Un seuil ou le seuil, je n'en sais rien, dit oncle Vania, et j'ignore ce que tu crois être en train d'accomplir, Edouard. De te pousser du col, ça, sûrement. Mais je te dis, moi, que tu viens de faire ici la chose la plus perverse, la plus dénaturée…
Mais père l'interrompit.
– Tu as bien dit «dénaturée»? s'écria-t-il avec enthousiasme. Vois-tu, mon vieux Vania, depuis un bon bout de temps que nous nous sommes mis aux outils de silex, on pouvait dire qu'il y avait, dans la vie subhumaine, un élément non naturel, artificiel. Et peut-être que c'était ça, le seuil, le pas décisif. Et peut-être que maintenant, nous ne faisons plus que progresser. Seulement voilà: toi aussi tu tailles le silex, tu te sers de coups-de-poing. Alors pourquoi m'accuses-tu?
– Encore! dit oncle Vania. Nous avons déjà discuté mille fois de cette question. Je t'ai déjà dit mille fois que, si l'on reste dans des limites raisonnables, les outils, les coups-de-poing ne transgressent pas vraiment la nature. Les araignées se servent d'un filet pour capturer leur proie; les oiseaux font des nids mieux construits que les nôtres; et j'ai vu, il n'y a pas longtemps, une troupe de gorilles battre comme plâtre une paire d'éléphants – oui, tu m'entends, des éléphants! – avec des triques. Je suis prêt à admettre, tu vois, qu'il est licite de tailler des cailloux, car c'est rester dans les voies de la nature. Pourvu, toutefois, qu'on ne se mette pas à en dépendre trop: la pierre taillée pour l'homme, non l'homme pour la pierre taillée! Et qu'on ne veuille pas non plus les affiner plus qu'il n'est nécessaire. Je suis un libéral, Edouard, et j'ai le cœur à gauche. Jusque-là, je peux accepter. Mais ça, Edouard, ça! Cette chose-là! dit-il en montrant le feu, ça, c'est tout différent, et personne ne sait où ça pourrait finir. Et ça ne concerne pas que toi, Edouard, mais tout le monde! Ça me concerne, moi! Car tu pourrais brûler toute la forêt avec une chose pareille et qu'est-ce que je deviendrais?
– Oh! dit père, je ne crois pas que nous en viendrons là!