– Tu ne crois pas, vraiment! s'exclama l'oncle. Ma parole, peut-on te demander, Edouard, si tu possèdes seulement la maîtrise de cette… chose?
– Euh… eh bien, plus ou moins, sûrement. Oui, c'est ça, plus ou moins.
– Comment ça, plus ou moins! Tu l'as ou tu ne l'as pas, réponds, ne fais pas l'anguille: peux-tu l'éteindre, par exemple?
– Oh! ça s'éteint tout seul, suffit de ne pas le nourrir! dit père sur la défensive.
– Edouard! dit oncle Vania. Une fois de plus je te préviens: tu as commencé là un processus que tu n'es pas sûr d'être en mesure d'arrêter. Ça s'arrêtera tout seul si tu ne le nourris pas, dis-tu? Et s'il lui prenait la fantaisie de se nourrir tout seul, qu'est-ce que tu ferais? Tu n'y as pas pensé?
– Ça n'est pas arrivé, dit père avec humeur, pas encore. Le fait est qu'au contraire ça me prend un temps fou à garder en vie, surtout par nuits humides.
– Alors cesse de le garder en vie plus longtemps, laisse-le mourir! dit oncle Vania. Je te le conseille gravement, sérieusement. Cesse, avant d'avoir provoqué une réaction en chaîne. Cela fait combien de temps déjà que tu joues ainsi avec le feu?
– Oh, j'ai découvert le truc il y a plus d'un mois, dit père. Vania, tu ne te rends pas compte, c'est un truc fascinant. Absolument fascinant. Avec des possibilités prodigieuses! Ne serait-ce que le chauffage, ce serait déjà un grand pas, mais il y a tellement d'autres choses! Je commence seulement d'en faire une étude sérieuse. C'est pharamineux. Tiens, prends la fumée, tout simplement: crois-le ou non, cela asphyxie les mouches et chasse les moustiques. Oh, bien sûr, c'est une matière difficile que le feu, et d'un maniement délicat. De plus, ça bouffe comme un ogre. Plutôt méchant, avec ça: à la moindre inattention, cela vous pique comme le diable. Mais c'est, vois-tu, vraiment quelque chose de neuf. Qui ouvre des perspectives sans fin et de véritables.
Un hurlement l'interrompit. Oncle Vania dansait, il sautillait sur un seul pied. J'avais bien remarqué, avec beaucoup d'intérêt, que depuis un moment il se tenait debout sur une braise ardente. Trop excité par la dispute pour s'en apercevoir, il n'avait remarqué ni l'odeur ni le sifflement. Mais à présent la braise avait mordu tout à travers le cuir épais de son talon.
– Yah! rugit oncle Vania. Ça m'a mordu! Ouillouille! Toi, Edouard, imbécile, ne te l'avais-je pas dit? Vous y passerez tous, elle vous mangera tous, ta stupide trouvaille! Ah! vous voulez danser sur un volcan vivant! Edouard, j'en ai fini avec toi! Ta saloperie de feu va vous éteindre tous, toi et ton espèce, et en un rien de temps, crois-moi! Yah! Je remonte sur mon arbre, cette fois tu as passé les bornes, Edouard, et rappelle-toi, le brontosaure aussi avait passé les bornes, où est-il à présent? Adieu. Bock to the trees! clama-t-il en cri de ralliement. Retour aux arbres!
2
Malgré ce qu'il avait dit, oncle Vania revint nombre de fois répéter ses exhortations contre le feu – quoique de préférence, je le remarquai, par les soirées froides ou pluvieuses. Pendant ce temps, notre maîtrise du feu progressait, mais cela ne l'apaisait pas. Nous lui montrâmes, sous la surveillance de père, comment on pouvait couper un brasier en morceaux, tel une anguille, pour en faire plusieurs; comment on pouvait le porter au bout d'une branche sèche; comment enfin on pouvait l'étouffer. Oncle Vania condamnait ces expériences et reniflait plein de mépris. Il était fermement opposé à ce que la physique s'ajoutât à la botanique et à la zoologie dans notre programme d'études.
Mais nous autres, nous nous enflammions de plus en plus (si j'ose dire) pour cette nouveauté. Les femmes, au début, avaient mis longtemps à savoir s'écarter quand elles se brûlaient. Et, pendant quelque temps, ce fut à se demander si la plus jeune génération y survivrait. Mais père considérait qu'on n'apprend qu'avec l'expérience. «Enfant brûlé craint la flamme», disait-il quand un bébé hurlait après avoir tenté de saisir un de ces scarabées écarlates. Et il avait raison.
Car c'étaient, à tout prendre, des accidents infimes, à les mettre en balance avec les bénéfices. Notre niveau de vie s'était élevé d'un coup à dépasser toute imagination. Avant d'avoir du feu, nous étions des minables. Certes, nous étions descendus des arbres, nous avions le biface et le coup-de-poing. Mais quoi de plus? Et toute griffe, toute dent, toute corne dans la nature semblait nous être ennemie. Nous voulions nous considérer comme animaux du sol, mais il nous fallait regrimper dare-dare sur un arbre dès que nous nous trouvions dans le moindre pétrin. Nous devions toujours, dans une grande mesure, vivre de légumineuses, de baies ou de racines; et, pour arrondir notre ration de protéines, nous étions bien contents d'une larve ou d'une chenille. Et quoique pour soutenir notre croissance physique nous eussions désespérément besoin d'aliments énergétiques, nous souffrions toujours d'une pénurie chronique à cet égard. C'était pourtant cela qui nous avait fait quitter la forêt pour la plaine: on y trouvait abondance de viande. L'ennui, c'était qu'elle était toute sur quatre pattes. Et d'essayer de chasser la viande sur quatre pattes (bisons, buffles, impalas, oryx, gnous, bubales, gazelles, pour ne mentionner que quelques mets dont nous aurions aimé faire notre ordinaire), quand on essaie de se tenir soi-même difficilement sur deux, c'est littéralement un jeu d'andouilles. Or nous étions bien obligés de nous mettre debout, pour regarder par-dessus l'herbe haute de la savane. Parfois on surprenait un grand ongulé, un zèbre ou un cheval, mais qu'en pouvait-on faire? Cela vous donnait des coups de pied. Ou bien on parvenait à mettre aux abois une bête boiteuse, mais elle vous présentait ses cornes, et il fallait une horde de pithécanthropes pour la lapider à mort.
Moyennant une horde, oui, on arrive à forcer le gibier, à l'encercler. Seulement voilà: si vous voulez garder une horde assemblée, il vous faut la nourrir, ce qui suppose un approvisionnement considérable. C'est là le plus ancien cercle vicieux en matière d'économie. Une équipe de chasseurs est nécessaire pour obtenir le moindre tableau décent. Mais pour obtenir l'équipe il faut pouvoir lui assurer un tableau régulier. Tant que ça reste irrégulier, vous n'arrivez pas à tenir ensemble un groupe qui dépasse trois ou quatre. Vous voyez le problème.
Il avait donc fallu commencer tout en bas de l'échelle, et s'escrimer dur pour grimper. S'attaquer d'abord aux lapins, hyrax, et autres petits rongeurs que l'on pouvait abattre avec une pierre. Courir après une tortue, voire une tortue de mer (ça, ça pouvait aller), et quant aux serpents, aux lézards, si l'on étudiait leurs coutumes avec assez d'assiduité, on finissait par en attraper. Pas de difficulté ensuite, une fois tué, pour découper ce petit gibier avec un biface de silex. Et, bien que les meilleurs morceaux ne soient pas faciles à déchirer ni à manger quand on n'a qu'une dentition d'herbivore, on peut auparavant les dépecer et les émietter avec des pierres, et finir de les mastiquer tant bien que mal avec ces molaires qui n'étaient destinées à l'origine qu'à écraser des fruits. Les morceaux de choix de tous ces animaux, c'étaient les parties molles: non qu'elles fussent très ragoûtantes. Mais quand vous avez passé la journée à courir affamé sur vos pattes de derrière, et si vous voulez nourrir votre cerveau, vous ne faites pas le délicat. Ces morceaux-là étaient l'objet de grandes compétitions. Et nous avions un goût particulier pour tous les animaux spongieux, qui soulageaient nos dents et nos estomacs.
C'était encore ainsi il n'y a pas longtemps; pourtant je me demande combien de gens s'en souviennent aujourd'hui. Combien se rappellent ces indigestions qui nous torturaient jadis. Et même combien y succombaient. Et cette mauvaise humeur des premiers pionniers subhumains, constamment aigris par ces dérangements gastriques! Allez donc arborer un visage ensoleillé quand vous souffrez d'une colite chronique! Car qu'on n'aille pas croire que de quitter un régime purement végétarien (et même composé essentiellement de fruits) pour devenir omnivore, ce soit une opération aisée! Non, cela demande au contraire une patience et une obstination énormes. Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise; mais toute la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique, apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez – ce qui est de règle -, c'est de la vache enragée, vous ne pourrez vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Oser dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi pilée, du crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne baffe. «Finis-le, c'est bon pour ta santé», voilà la rengaine de toute mon enfance. Et c'était vrai, bien entendu: car la nature, en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits intestins et par leur faire digérer l'indigeste.